Reçu sévèrement par la critique française, le projet DAU d’Ilya Khrjanovski gagne à être avant tout envisagé comme une expérimentation cinématographique hors norme. Retour sur sa genèse et sur sa réception par la critique russe, qui a dû venir à Paris pour le voir.
Après son passage à Paris cet hiver et les intenses critiques qu’il a subies, que devient le « projet » DAU ? Sa présentation à Londres, prévue cet automne, se fera-t-elle selon un dispositif similaire ? Se poursuivra-t-il sous la forme d’une vaste plateforme internet ? La première partie du film (Dau 1), centrée sur les années de formation de Lev Landau, qui n’était pas montrée au Théâtre de la Ville et au Théâtre du Châtelet, sera-t-elle projetée de manière indépendante ? L’avenir du projet démesuré et controversé du cinéaste Ilya Khrjanovski reste incertain, mais il n’est peut être pas inopportun de revenir sur quelques aspects qui font l’intérêt de DAU comme film (bien que Khrjanovski ait voulu sortir du cinéma), et sur le décalage entre la réception par la critique française, qui a souvent parlé d’échec ou d’imposture, et la critique russe, qui a pris la chose très au sérieux.
DAU et l’histoire soviétique
DAU se présentait initialement comme un film historique, une expérience de reconstitution d’un microcosme soviétique, l’institut de recherche scientifique où travailla en Ukraine le physicien Lev Landau. Les différentes parties du film montrées cet hiver, numérotées de 2 à 14, même si elles ne suivent pas vraiment un ordre chronologique, évoquent essentiellement deux périodes, le stalinisme et les années 1960 (Dau 13 s’achève en 1968 avec la destruction de l’institut). Khrjanovski a poussé très loin le souci du détail : coiffures, nourriture, objets, du porte-cigarette à la moindre boîte de conserve, tout contribue à ressusciter l’époque soviétique. Pour que les participants s’imprègnent pleinement de l’esprit du temps, le cinéaste a voulu que pendant le tournage, au-delà des acteurs, toute l’équipe soit habillée à la mode de l’époque.
L’institut est davantage qu’un « décor », dans la mesure où a été construit un véritable bâtiment, dans lequel les acteurs ont vécu pendant trois ans. Il impose dans tout le film son énigmatique présence : au-delà d’une simple logique de reconstitution, même s’il ressemble en partie au mausolée de Lénine, c’est un objet architectural singulier, édifice massif d’où sortent d’immenses mains sculptées qui tiennent faucille, marteau, et cerveau, aux côtés de bas-reliefs aéronautiques célébrant le culte de la science.
DAU en vient en réalité à brouiller les repères historiques. C’est net dans Dau 13, où le KGB, pour lutter contre le climat de relâchement de l’institut, fait appel à des activistes du Komsomol qui emploient des procédés rappelant le stalinisme, mais dont le discours eugéniste et nationaliste évoque plutôt les groupuscules néo-nazis de la Russie post-soviétique (dans la réalité, ces jeunes gens sont effectivement des néo-nazis de notre temps).
Cet épisode spectaculaire de la destruction de l’institut, où un scientifique expose une théorie sur les évolutions futures du pays, peut sans doute être perçu comme une allégorie de la chute de l’URSS. Au bout du compte, quelle vision Khrjanovski aura-t-il donnée de l’« expérience » soviétique ? Difficile de dégager un propos d’ensemble, mais à l’évidence le projet tourne autour de la question des rapports entre pouvoir totalitaire et intimité, le cinéaste montrant l’homo sovieticus dans des situations contrastées, passant d’une partie de strip domino à une réunion d’autocritique collective (Dau 13). La question de la liberté individuelle est clairement posée par le film. Face aux organes de la police politique, les réactions des personnages divergent : après avoir été brutalisé lors de son interrogatoire, un scientifique refuse de collaborer (Dau 2), alors qu’une serveuse accepte de devenir informatrice et désire même embrasser l’homme qui vient de la torturer (Dau 12).
Le biopic en éclats
Khrjanovski avait commencé sagement par un projet cinématographique encore conforme aux normes de la production courante, un biopic de Lev Landau, génie de la physique soviétique qui semble avoir séduit le réalisateur par le décalage entre sa stature de figure officielle et ses mœurs très libres, documentées par les mémoires de son épouse (Landau avait scellé avec elle au moment du mariage un pacte de complète liberté sexuelle). Les pratiques habituelles de tournage (scénario, répétition des scènes, etc.) ont été abandonnées à partir du moment où l’institut a été construit et où les acteurs se sont mis à y vivre, filmés pendant trois ans par une équipe de tournage tentant de se faire aussi discrète que possible.
Le centre de gravité du film s’est alors déplacé de Landau, interprété par Teodor Currentzis, chef d’orchestre adulé en Russie pour l’audace de sa direction musicale, au microsome de l’institut entier. Tel qu’il était montré cet hiver, le projet a notamment pris la forme d’une mosaïque de treize films, souvent centrés autour d’un ou deux personnages. Montées par des équipes qui ont travaillé séparément, ces parties sont hétérogènes par leur rythme et leur style : Dau 5 conserve encore les traits d’une intrigue assez conventionnelle et mélodramatique. On y suit sur plusieurs années le destin de la bibliothécaire de l’institut, qui perd son fiancé à la guerre, est approchée plus tard par le génial Landau, puis trouve le grand amour avec une femme ; Dau 14 est au contraire un labyrinthe réfractaire à toute idée de temporalité linéaire, dans lequel les membres de l’institut retraversent le temps grâce à la consommation de la plante chamanique hallucinogène de l’ayahuasca ; Dau 13, sans doute l’un des épisodes les plus aboutis, entrelace par un montage parallèle dense l’exposé par un scientifique d’un modèle de prédiction de l’évolution historique de l’URSS, la voix off de Marina Abramović, et les agissements des activistes du « Komsomol » qui sèment insidieusement la terreur parmi les membres de l’institut.
Ces différentes lignes convergent vers la scène de destruction finale. Dau 8, l’épisode le plus naturaliste, quitte le monde de l’intelligentsia pour se centrer sur deux balayeurs de l’institut qui, un soir de cuite, ont entre eux un rapport sexuel dégénérant en violence. Cet épisode, qui détonne avec le climat d’ordre moral de la Russie poutinienne, n’a pas manqué d’être abondamment commenté par la critique russe, en particulier la saisissante dernière scène, dans laquelle l’un des deux hommes, assis sur la cuvette des toilettes, prie à voix haute en implorant le pardon divin pour tous les péchés de l’institut.
« Ceci n’est pas un film »
Tel est le titre que la revue de cinéma russe Seans a ingénieusement donné à son numéro spécial sur DAU. En amont lors du tournage, comme en aval pour la première à Paris, Khrjanovski a tout entrepris pour faire sortir le cinéma de ses gonds. Il a voulu remettre en cause les méthodes de tournage habituelles, en pratiquant un cinéma brut que l’on peut sans doute rapprocher de Dogma. Les interprètes, à une exception près, ne sont pas des acteurs professionnels, et beaucoup assument dans la fiction un métier proche du leur dans la vie. C’est le cas d’une bonne part des scientifiques de l’institut, et c’est le cas aussi du chef de la police politique, interprété par Vladimir Agippo, un ancien directeur de prison, doué d’une forte présence à l’écran et pratiquant la torture dans une scène qui a suscité une très vive indignation dans les journaux et sur les réseaux sociaux (Dau 12).
Ayant abandonné en cours de route tout scénario, DAU ne cesse d’entretenir le plus grand flou entre cinéma joué et non joué, de se situer dans un entre-deux troublant qui place le spectateur en position d’inconfort. Ce qui se voit à l’écran (le sexe, la violence) n’est généralement pas simulé, même si les participants avaient sans doute conscience de « jouer à l’URSS », et si la rhétorique du « tout est vrai » de l’équipe de DAU reste simplificatrice. L’interrogation du spectateur sur la perversion du dispositif de tournage est elle même programmée par le film : Dau 2 commence par des images décontextualisées d’expériences sur des rats de laboratoire, métaphore du tournage lui-même. Dans un autre épisode, une expérience donne à voir dans deux cages de verre une danseuse qui imite en miroir tous les gestes d’un chimpanzé, sous le regard de l’un des nombreux « invités » de marque de DAU, le metteur en scène Romeo Castelluci. Le monde clos de l’institut ne renvoie plus seulement à un espace historique fictif, mais au tournage lui-même : à la fin de Dau 2, la femme de l’un des scientifiques, prise d’une crise d’hystérie dans un appartement communautaire, demande à sortir d’« ici »… c’est-à-dire de l’espace de tournage oppressant construit par le réalisateur ?
Lors de la présentation à Paris au Théâtre de la Ville, au Théâtre du Châtelet et au Centre Pompidou, tous les moyens ont été bons pour casser le rapport d’extériorité des spectateurs au film et s’inscrire dans la veine du spectacle immersif : visas d’entrée, figures de cires à l’effigie des acteurs dans tous les espaces, buffet de salades russes de prix variable selon le caprice du réalisateur, appartement communautaire habité de « vrais gens » faisant leur lessive, musiques composées à partir de la bande-son des films avant chaque projection, cabines individuelles de visionnage des rushes, iPhones orientant le spectateur au sein du labyrinthe, entretiens intimistes avec les acteurs eux-mêmes ou des responsables religieux… Toute cette installation immersive, généralement très redondante par rapport au film, pouvait facilement irriter par son côté zoo humain ou son caractère kitsch, assumé ou non. Elle aura sans doute nui à la perception de l’intérêt de la démarche cinématographique qui reste malgré tout au cœur du projet.
Réceptions décalées
Le décalage entre la réception de DAU par la critique française et celle de la critique russe a été très marqué : Le Monde a commencé par un travail d’investigation remarquablement approfondi sur les aspects sombres du projet, qu’il s’agisse de son financement ou de la dureté des conditions de tournage ; Libération a caractérisé plus rapidement DAU de « secte du temple soviet » ; Le Figaro a exprimé son indignation envers les édiles de la vie culturelle parisienne capables de soutenir un projet si calamiteux à ses yeux.
Il aura été peu question, somme toute, des films et de leurs expérimentations. Il faut dire que les conditions de visionnage n’étaient guère simples, la plupart des films refusant le sous-titrage au profit d’un voice-over monocorde inspiré des usages soviétiques. Privé de toute information sur les différents épisodes, le spectateur était invité à les visionner dans un ordre aléatoire. Beaucoup se seront lassés. À la fin des projections, ne restaient le plus souvent dans la salle que les spectateurs russophones.
Du côté de la critique russe, venue pour l’occasion à Paris, le film n’ayant pas été montré en Russie, DAU a été considéré comme un événement esthétique d’envergure. Les deux principales revues de cinéma russes lui ont consacré des numéros spéciaux incluant entretiens avec les collaborateurs, articles de critiques, d’écrivains ou de philosophes. Le numéro de la revue Isskustvo kino comprend un entretien avec Jürgen Jürges, chef opérateur, qui après avoir collaboré avec Fassbinder, Wenders ou Haneke, a dû s’adapter aux conditions spécifiques du tournage (limitation de l’éclairage artificiel, stratagèmes pour dissimuler la caméra et l’équipe, etc.). L’entretien revient aussi sur les choix qui font la force plastique de l’image dans DAU : usage du 35 mm, prédominance des tons sombres, gamme de couleurs différente utilisée pour les années 1960. Dans le même numéro, le mathématicien Dmitri Kaledine écrit au nom de son personnage une histoire de l’institut, occasion de donner du contenu aux énigmatiques expériences scientifiques qui apparaissent dans les différents épisodes et outrepassent largement le champ de la physique. Le critique de cinéma Anton Doline explore par une suite de fragments quelques motifs centraux du film : l’entrée (et les poignées de portes coupantes en forme de faucille), le rat, Faust et Don Juan, les invités, le porc, la destruction, la vie après la mort, etc.
Dans la revue Seans, le philosophe Mikhail Iampolski propose une analyse puissante des présupposés, de la force, et des limites de la démarche du cinéaste : usage de la reconstitution historique comme moyen d’obtenir imprégnation inconsciente et automatisme des interprètes, recours dans un second temps à l’anachronisme pour s’affranchir de ce dispositif même, mise à nu dans les meilleurs épisodes d’une vérité moins psychologique qu’existentielle sur l’homme, recherche par le réalisateur des états limites comme états révélateurs, et enfin épuisement du projet, par la « normalisation de l’état limite » et la recherche exclusive d’une « intensité » que le philosophe rapproche de l’attraction foraine et du Grand-Guignol, ce qui résume bien l’esprit de l’installation immersive parisienne. Toujours dans Seans, l’écrivaine Tatiana Tolstoï exprime sa fascination pour l’épisode des deux balayeurs (Dau 8), où la verdeur du parler populaire est donnée à entendre sans filtre, d’une manière selon elle inédite à ce jour dans la culture russe.
Signalons pour terminer le témoignage plus distancié de Vladimir Sorokine, qui a participé au scénario d’un précédent film de Khrjanovski et travaillé initialement à celui de DAU avant de se retirer du projet. L’écrivain interpelle le cinéaste au sujet de son immense installation parisienne : « Bravo, mais je préfère tout de même le cinéma ».