Suspense (25)
Deux visites en Amérique hispanophone par voie de polar sont possibles cet été. L’une, en Colombie, avec Santiago Gamboa, est fortement recommandée. L’autre, au Nicaragua, pour laquelle Sergio Ramirez sert de guide, convainc moins mais permet de se faire une idée sur le pays sous la présidence de Daniel Ortega.
Santiago Gamboa, Des hommes en noir. Trad. de l’espagnol (Colombie) par François Gaudry. Métailié, 364 p., 21 €
Sergio Ramirez, Retour à Managua. Trad. de l’espagnol (Nicaragua) par Anne Proenza. Métailié, 368 p., 21 €
De son arbre, l’enfant a vu l’attaque à l’arme lourde du convoi de véhicules blindés, la riposte, les morts, puis l’évacuation des blessés par un hélicoptère venu d’on ne sait où. Le lendemain, il ne reste aucune trace de la tuerie sur la section de route montagneuse près de San Andres de Pisimbalá où elle s’est déroulée. Les autorités locales affirment qu’il ne s’est rien passé. On est en Colombie, avec Santiago Gamboa.
Le procureur Edilson Justiñamuy de Bogotà, lui, n’en croit rien, et dépêche sur les lieux deux enquêtrices de ses amies : une journaliste qui a un petit penchant pour la bouteille et les situations risquées et son assistante, ex guerillera des FARC qui, pratique de la clandestinité oblige, a une prudence tactique très aiguisée. Les trois personnages donnent énergie et drôlerie à une intrigue bien rythmée qui a des ramifications hors de Colombie, au Brésil et en Guyane française. Le conflit sanglant du début, qui se poursuit ensuite au fil des pages, est né d’une rivalité entre églises évangélistes, un sujet rarement traité dans le roman noir.
Gamboa construit autour de ce centre dramatique original un contexte historique convaincant ; le passé et le présent de la Colombie, « terre d’orphelins », y apparaissent avec assez de subtilité. Les voyages des personnages permettent également une jolie description des jungles magnifiques du pays et un coup d’œil instructif sur ses villes (Cali n’est pas du tout comme on l’imaginait, même si on s’y fait assassiner avec la libéralité que, par contre, on imaginait bien). Santiago Gamboa, qui a été journaliste, diplomate à l’Unesco, acteur dans le processus de paix entre les FARC et le gouvernement, auteur de romans « sérieux », écrit ici, avec Des hommes en noir, un polar plein d’intelligence qui donnera envie de lire la demi-douzaine d’autres « noirs » qu’il a déjà publiés aux éditions Métailié.
Le polar de Sergio Ramirez est très « nicaraguayen » : par sa langue qui fait entendre le parler populaire du pays, par son intrigue qui rappelle des faits divers (là-bas) connus (les accusations de viol prononcées par la belle-fille de Daniel Ortega contre lui en 1998), par son univers d’hyperboliques différences sociales, par la corruption et l’impunité de ses « élites » vieilles ou récentes. On y retrouve le sympathique personnage du précédent roman policier de Ramirez, Il pleut sur Managua, Dolores Morales, ancien guérillero, aujourd’hui détective privé sans licence. Moins habile que certains de ses camarades de combat, convertis au capitalisme nouveau à peine le vent de changement révolutionnaire retombé, il vivote dans la pauvreté. C’est pour cette atmosphère de délabrement politique, économique, social et moral qu’on peut lire Retour à Managua. L’auteur ayant lui-même lutté contre Somoza dans les années 1970, on sent que sa déréliction et sa colère sont de première main.
Ici Dolores Morales et son assistante Sofía jouent les rôles héroïques et tristement drolatiques de ceux que la politique a bafoués mais qui n’ont rien lâché sur les grands principes. C’est un peu insuffisant pour maintenir l’intérêt tout au long d’un récit assez plat qui aurait cependant pu être vivifié par deux décisions intéressantes de Ramirez : rendre la langue populaire nicaragayenne et faire entendre une voix « fantôme » ironique. L’espagnol prolétaire du Nicaragua, à la saveur vulgaire, n’a hélas rien, une fois traduit, de perceptiblement vif, tandis que les interventions de feu lord Dixon, enquêteur ami de Morales mort à la fin du roman précédent, ne réussissent pas à apporter le décalage ironique attendu. Relisons donc plutôt Il pleut sur Managua, paru en 2011 chez le même éditeur.