« Les Alpes comme le boulevard de la liberté » : Ainsi Élisée Reclus conclut-il, à 36 ans, cet essai paru dans la Revue des Deux Mondes en 1866. Il n’est pas encore le géographe universel, libertaire et exilé qui passera à la postérité. Il s’est formé jusqu’alors par le voyage, les lectures et l’écriture. Ses voyages en Amérique font précocement de lui un familier du Nouveau Monde et la Revue l’a déjà sollicité, notamment pour des textes sur les États-Unis au moment de la guerre de Sécession. Il a pu contempler outre-Atlantique les beautés d’une nature encore intacte et dans le même temps constater la fièvre pionnière, agricole et industrielle qui les menace. De retour en Europe il est le témoin de l’essor des usines et des villes mais aussi de l’intérêt renouvelé des élites pour les montagnes et les rivages épargnés.
Élisée Reclus, Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes. Préface d’Annie Le Brun. Bartillat, 120 p., 12,90 €
En ce temps précis, le sentiment de la nature n’est plus celui du romantisme fusionnel. Dans les sociétés modernes, les sciences ont précisé les faits de nature. C’est sur cet horizon positiviste que se déploient de nouvelles pratiques : le voyage, le tourisme de plein air, la documentation représentative comme la photographie. En prenant en compte cette conjoncture idéologique, Élisée Reclus, rhéteur et écrivain, expose en trois parties, émaillées de formules percutantes, ce tournant sensible et aussi politique.
Il ouvre son essai par un rappel de la longue relation des sociétés aux montagnes, qui, dans les religions, étaient les sites élus par les divinités. Ce tropisme montagnard anime les savants qui, comme Alexandre de Humboldt en Amérique, ont fait des chaînes et de leurs sommets les figures dominantes des Tableaux de la Nature. Élisée Reclus établit un palmarès des explorations et des ascensions menées par les membres éminents des nouveaux clubs alpins, souvent anglais, qui vont fixer une partie de l’oronymie alpestre, tel Whymper. « Ce sont bien là les hommes qu’il faut pour escalader les cimes jadis inaccessibles des Alpes, des Andes ou de l’Himalaya, et conquérir à la géographie les solitudes encore inconnues » : Élisée Reclus, porté par cet enthousiasme ascensionnel, joint à cette glorieuse cohorte le météorologue James Glaisher qui, en septembre 1862, montera en ballon à 8 838 m. Ces figures réelles sont proches des héros de Jules Verne.
Dans un second temps, Élisée Reclus analyse les dispositions des Européens à reconnaître et à décrire la beauté de la nature. S’il admire « la fougue et l’intrépidité » des Anglais, il estime les Allemands supérieurs comme interprètes de la nature, à l’école de « Goethe, le tranquille adorateur des forces cachées dans la roche et dans la plante, et, pour contemporain, Alexandre de Humboldt, l’infatigable voyageur qui, dans les deux mondes, étudia sur place les mouvements de la vie du globe ». La curiosité scientifique et le savoir produit n’éloignent pas les hommes du sentiment d’accord et de beauté avec la nature. Élisée Reclus revendique cette culture pour tous les citoyens et non les seules notabilités sociales et scientifiques. Il prône, comme il les pratique lui-même, des activités physiques dans le cadre de sociétés de gymnastique, qui forment des corps sains et initient aux « mœurs républicaines » !
Quelles sont les aptitudes des Français dans ce concert européen ? « Il faut le dire, les Français, pris en masse, ne comprennent pas toujours aussi bien que leurs voisins du nord et de l’orient les splendeurs de la grande nature […] la nature que le Français comprend et qu’il aime le plus à regarder, c’est la campagne doucement ondulée dont les cultures alternent avec grâce jusqu’à l’horizon lointain des plaines .» Élisée Reclus dessine une préférence française pour une nature domestiquée, un paysage selon Corot, les impressionnistes, et les coteaux de Pissarro, qui était aussi de son côté politique. Élisée Reclus souligne que l’urgence dans les sociétés modernes est d’éduquer les classes populaires, les paysans, les ouvriers et les enfants des collèges. L’éducation au sentiment de la nature est une composante de l’émancipation dans les sociétés modernes.
Le dernier volet de l’essai développe la dimension politique de ce projet. Élisée Reclus constate d’abord comment la révolution des transports modifie le rapport des sociétés modernes aux territoires en développant leurs mobilités, des campagnes aux villes, des petites aux grandes villes. Il ressort de cette nouveauté que les expériences de nature, vierge ou humanisée, sont multipliées.
Mais ce mouvement se déploie dans un espace accaparé par la propriété et des milieux souillés par ces nouveaux usages. « Puisque la nature est profanée par tant de spéculateurs précisément à cause de sa beauté, il n’est pas étonnant que dans leurs travaux d’exploitation les agriculteurs et les industriels négligent de se demander s’ils ne contribuent pas à l’enlaidissement de la terre ». Et Élisée Reclus mentionne ces vallées, bassins et plaines d’Europe et d’Amérique – il passe en revue les deux mondes – métamorphosés par la fièvre spéculative. Il équilibre ce triste constat en évoquant ce qu’il considère comme des réussites locales qui démontrent qu’un autre aménagement est possible, qui « respecte le charme des paysages ou même en ajoute avec art à leur beauté ». Élisée Reclus pense que ces cas heureux se réalisent dans des conditions politiques démocratiques. Il évoque la Suisse qui est en ce temps l’une des adresses de la liberté sur le boulevard des Alpes. Elle sera son refuge quand il sera proscrit quelques années plus tard.
Cette réédition est opportune, la préface d’Annie Le Brun souligne les échos actuels qu’éveille cet essai. On y ajoutera, non par jeu d’érudition mais par souci de compréhension, qu’Élisée Reclus n’est pas la seule voix de ce temps à relever les séquelles de la révolution industrielle. Dans ces années 1860, il lit et correspond avec George Perkins Marsh (1801-1882), qui a publié en 1864 aux États-Unis Man and Nature, ouvrage pionnier pour la conscience environnementale.
L’exploration du « continent Reclus » continue : il est resitué dans les réseaux familiaux, scientifiques, politiques de son temps : Christophe Brun, Élisée Reclus. Les grands textes, choisis et annotés (Flammarion, coll. « Champs », 2014) ; Federico Ferretti, Élisée Reclus. Pour une géographie nouvelle (CTHS, 2014) ; Philippe Pelletier, Élisée Reclus. Géographie et anarchie (Les Éditions libertaires, 2009).
Notre société postmoderne trouve en Élisée Reclus actualité et vitalité !