Les ambiguïtés d’une morale « féministe » au masculin

Le féminisme peut-il servir à énoncer une morale ? L’essai d’Ivan Jablonka, Des hommes justes, entend subvertir les masculinités de domination au nom de la « justice de genre », mais son discours n’évite pas certains effets d’autorité qui desservent son ambition.


Ivan Jablonka, Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités. Seuil, 448 p., 22 €


« Je suis un homme contre le pouvoir masculin. Je suis une féministe », écrit Ivan Jablonka en conclusion de son dernier essai. L’ouvrage, qui se présente aussi comme un manifeste féministe, annonce un programme, si ce n’est une lecture de l’histoire, relativement optimiste : le progrès social et politique conduirait d’un système de domination, le patriarcat, vers de « nouvelles masculinités » ouvertes et plurielles, incarnées par des « hommes justes ». Ivan Jablonka propose tout simplement de définir une « morale du masculin ». Pour cela, il retrace d’abord « la formation des sociétés patriarcales » dans une partie qui entend démontrer « l’universalité de la domination masculine » à l’échelle de la planète depuis le Néolithique. Une deuxième partie, « La révolution des droits », présente une synthèse des avancées féministes. La troisième s’attache à définir les « failles du masculin » et la dernière propose un programme réformiste éclectique visant à promouvoir ce qu’Ivan Jablonka nomme la « justice de genre », destinée à s’exercer dans le cadre du pouvoir exécutif, de l’entreprise, du couple, de la séduction ou de la famille.

L’ambition affichée est de « sortir de l’alternative entre le sursaut masculiniste, un peu ridicule, et l’énergie militante, un peu illusoire » pour « mettre en place une contre-masculinité », en tablant sur le fait qu’« une fois diagnostiquée la fin des hommes, on peut les faire renaître sous les traits d’hommes justes ». Il faut en effet replacer ce livre dans la démarche d’Ivan Jablonka depuis Laëtitia ou la fin des hommes (Seuil, 2016). Il y interrogeait déjà un monde « où les femmes se font harceler, frapper, violer, tuer », sans toutefois mobiliser la pensée féministe qui a rendu cette violence visible en tant que système.

Ivan Jablonka, Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités

Ivan Jablonka © Hermance Triay

Il faut également le situer dans l’histoire des réponses faites par des intellectuels hommes aux luttes et aux théories féministes : discours qui interrogent la masculinité pour la redéfinir ou pour en diagnostiquer la « crise » ; critiques de la domination masculine ; réflexions quant aux modalités d’un engagement proféministe. De tels discours sont fatalement l’objet de soupçons, qui vont de l’appropriation à l’opportunisme. Ivan Jablonka ne les élude pas : mais s’il reconnaît que « les hommes ont l’habitude de s’immiscer partout, dans tous les espaces de débat, pour confisquer la parole des femmes », suivant en cela la pensée de Christine Delphy, c’est pour s’insurger aussitôt contre la « terrifiante régression » que constitueraient les « procès en appropriation culturelle [qui] interdisent aux hommes de parler du féminisme, aux Blancs d’évoquer l’esclavage ». Cette façon de parer la critique a néanmoins un mérite : elle donne à penser les difficultés liées à la construction, sur la scène intellectuelle et médiatique contemporaine, d’une posture d’homme et de chercheur « féministe ».

Une première difficulté tient à la perspective morale adoptée par Ivan Jablonka dans un livre qui hésite constamment entre essai de sciences sociales, à travers la mention de cas balayant l’histoire de l’humanité à l’échelle mondiale, et ambition éthique à visée universalisante. Elle se traduit notamment par des références répétées à la philosophie et aux maximes kantiennes, qu’Ivan Jablonka entreprend d’adapter aux enjeux féministes : « Agis avec une femme comme tu voudrais qu’on agisse avec ta propre fille » ; « Agis avec une femme comme tu agirais si tu ignorais son sexe » ; « Agis avec une femme de telle sorte que son genre et le tien puissent être intervertis ». On peut s’interroger sur l’universalité de telles maximes, qui s’adressent manifestement à des hommes, et sur l’autorité qui fonde certaines prescriptions : Ivan Jablonka n’hésite pas à affirmer, par exemple, qu’« un rapport hétérosexuel ”équitable” devrait comporter une stimulation clitoridienne par masturbation, caresse ou cunnilingus ». La perspective éthique encourt par ailleurs le risque de la généralisation et n’évite pas toujours l’idéalisation du sujet moral, au risque de l’abstraire du contexte historique, social et culturel qui détermine ses conditions d’existence. Elle s’articule difficilement à l’horizon législatif visé par l’auteur, dont l’entreprise se heurte à la variété des situations envisagées dans le monde.

Ivan Jablonka, Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités

Dans un contexte intellectuel et médiatique marqué par la diffusion de concepts issus des théories féministes et des études sur le genre, une autre question soulevée par le livre d’Ivan Jablonka tient à sa définition des notions mobilisées. Il fait le choix de tenir ensemble deux d’entre elles : celle de féminisme et celle de masculinité. Mais qu’entend-il par là ? Le féminisme de Jablonka est pensé d’abord comme une « éthique », qu’il s’agit aussi d’inscrire du côté du droit, dans une perspective plus réformiste que révolutionnaire. Cette définition très modérée du féminisme, éloignée des positions différentialistes autant que des thèses matérialistes, lui permet de qualifier de « féministes » un certain nombre d’hommes politiques et de penseurs. Visant à aménager ou à « dérégler » le patriarcat ainsi qu’à améliorer la condition des femmes, ce féminisme inclut le droit à la protection sociale et médicale – d’où le recours à la notion de « féminisme d’État ». Ivan Jablonka va jusqu’à poser la question d’un « féminisme d’État colonial » : au vu des récentes polémiques sur le « racisme d’État », ces expressions mériteraient d’être davantage interrogées.

Son discours hésite par ailleurs entre une définition du genre, au singulier, entendu comme un système de bicatégorisation hiérarchisé qui sous-tend et détermine les rapports sociaux de sexe, et des genres, masculin et féminin, qui seraient à la culture ce que les sexes sont à la biologie. C’est en ce sens qu’il faut entendre l’expression « justice de genre », définie par Ivan Jablonka comme horizon de son ouvrage – la justice étant par principe incompatible avec la première définition, qui identifie genre et patriarcat. On peut rappeler aussi que la notion de patriarcat, largement mobilisée par l’auteur, a été élaborée dans le cadre d’un féminisme radical et s’inscrit dans un héritage marxiste très éloigné des positions d’Ivan Jablonka, qui se définit comme « social-démocrate ».

Ivan Jablonka, Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités

bell hooks

Si son propos est nourri d’exemples empruntés à de nombreuses études scientifiques, en histoire et en sociologie notamment, les travaux des théoriciennes des masculinités sont relativement peu exploités. L’apport déterminant pour les masculinity studies de la sociologue Raewyn Connell a consisté à penser les masculinités en tant qu’elles sont construites par des « pratiques bio-réflexives » et à les définir en termes relationnels, en distinguant entre un modèle de masculinité hégémonique, variable historiquement, et des masculinités subordonnées, marginalisées et complices. Ses analyses sont singulièrement peu discutées par Ivan Jablonka, qui distingue pour sa part les masculinités en fonction des différents leviers de domination qu’elles mettent en œuvre (ostentation, contrôle, sacrifice, ambiguïté). Ne sont en outre évoquées ni les perspectives intersectionnelles, développées par exemple par bell hooks ou Elsa Dorlin, ni les théories queer, d’Eve K. Sedgwick à Sam Bourcier.

Autre nom dont l’absence peut surprendre, celui de Pierre Bourdieu, alors même que la première partie mobilise largement la notion de domination masculine. Une analyse de la réception controversée de son ouvrage paru en 1998 et intitulé précisément La domination masculine, accusé de méconnaître voire d’occulter les travaux de chercheuses féministes, aurait pourtant permis de nourrir une réflexion essentielle quant aux contradictions auxquelles un intellectuel qui se définit comme « féministe » se voit confronté. On peut en effet souhaiter lutter contre la domination masculine tout en la reconduisant, symboliquement ou non.

Ivan Jablonka, Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités

Sam Bourcier © CRL

Le livre d’Ivan Jablonka s’ouvre sur un appel à « un travail sur soi » qui « concerne d’abord ceux qui détiennent un pouvoir », dont les enseignants et les chercheurs, invités à interroger leur propre masculinité. Une des principales difficultés auxquelles se heurte toute entreprise réflexive de ce type tient aux angles morts qui l’entravent. Comme l’écrit Ivan Jablonka, « pour bien vivre, il est nécessaire d’avoir bonne conscience : croire qu’on est du côté des gentils. En travaillant sur le masculin, je me suis tout à coup retrouvé parmi les dominants, les privilégiés, les profiteurs ». Une analyse des pratiques d’occultation des travaux produits par des femmes, dans les domaines artistiques ou scientifiques, rend ces angles morts visibles, donc pensables. Elle pose ainsi la question des masculinités complices, trop rapidement balayée par Ivan Jablonka, alors que la « complicité » des femmes fait l’objet d’un chapitre à part entière, qui mentionne pêle-mêle « les sages-femmes complices de gendercide en Asie, les mères et grands-mères exciseuses en Afrique, les femmes de l’aristocratie rajput qui glorifient le sati en Inde, les militantes anti-avortement aux États-Unis, les millions d’électrices de Trump, les mères homophobes de filles lesbiennes », décrites comme autant de « converties à l’ordre patriarcal ». Nicole Claude-Mathieu, autre grande absente, a montré que « céder n’est pas consentir » à la domination. Plus généralement, la pensée et l’engagement féministes, pour les femmes comme pour les hommes, ébranlent l’idée de transparence à soi. Telle est la limite à laquelle se heurtent certains propos d’Ivan Jablonka, pour qui « la vraie ligne de partage n’oppose pas les femmes et les hommes (sur le mode opprimées/oppresseurs), mais les féministes et les non féministes », les « justes » et les injustes.

À ces assertions péremptoires et à ces prescriptions morales, reconduisant sur le mode symbolique une autorité qu’on peut juger typiquement « masculine », on peut opposer les meilleures pages de son livre. Celles où il invite à « réinvestir les masculinités dégradées, décalées, fragiles », à être « du côté des faibles ». Celles où, dans l’épilogue, il réaffirme l’ambition qui est la sienne depuis son Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus : substituer à « l’objectivisme bardé de certitudes, la réflexivité de celui qui ose douter ; au point de vue de surplomb du narrateur-Dieu (autre nom du masculin abstrait), l’intégration de points de vue situés ». Il y revendique « une écriture traversée par ses failles, ouverte aux émotions qui font comprendre, désireuse de créer des formes nouvelles », bref une littérature, pensée comme une méthode destinée à « démasculiniser l’histoire et les sciences sociales ».

La littérature peut-elle constituer une tactique de disempowerment académique, pour reprendre l’expression proposée par Francis Dupuis-Déri, auteur de La crise de la masculinité et d’un précieux « Petit guide du disempowerment pour hommes proféministes », c’est-à-dire « alliés » des féministes et soucieux de ne pas accaparer leurs luttes ? Cela pourrait à tout le moins constituer une de ses ambitions, qu’un prochain livre d’Ivan Jablonka réalisera peut-être.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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