Pour la sortie de son livre autobiographique Les souvenirs viennent à ma rencontre, nous avons pu parler longuement avec Edgar Morin. Ce fut l’occasion de revenir sur les points saillants de sa pensée et d’évoquer les lignes d’une vie tissée avec les fils de l’histoire du XXe siècle. Le temps donne bien sa forme au livre, mais pas seulement : d’autres logiques, celles des lieux, des rencontres, président au récit d’une vie. Ce livre de souvenirs présente une structure tantôt linéaire, tantôt circulaire, une forme qui fait sa force.
Edgar Morin, Les souvenirs viennent à ma rencontre. Fayard, 450 p., 26 €
Tiphaine Samoyault. À propos de votre démarche, vous dites de façon ironique : « Hélas, je suis de la famille de Jean-Jacques Rousseau ». Par rapport à vos autres textes autobiographiques, quelle est la particularité de celui-ci pour vous ?
J’ai écrit des choses autobiographiques, mais surtout centrées sur mon évolution intellectuelle. La partie vécue s’y trouvait toujours minorée. Là, le point de départ était de me rappeler et de rappeler la personnalité d’hommes ou de femmes que j’ai beaucoup estimés et admirés, et dont beaucoup sont ignorés, notamment des gens qui ont fait la Résistance. Je voulais faire un livre intitulé Mes amis, mes héros. En réfléchissant, des lambeaux de souvenirs me sont revenus. J’ai voulu laisser les souvenirs s’enchaîner les uns aux autres, et former une sorte de ronde avec toutes ces personnes que j’ai connues. Ce ne sont pas des mémoires chronologiques, pas plus des souvenirs que je voudrais exhaustifs. Mais disons que c’est la part de moi-même la plus personnelle, celle à laquelle je tiens le plus. Et dans ce sens, je me dis fils de Rousseau car beaucoup de gens qui racontent leur vie s’efforcent de dresser leur propre statue, tandis que moi j’essaie de me déstatufier, de montrer que je vis aussi bien d’idées que de petites choses, les deux formant le tissu de la vie. C’est ce que je faisais déjà dans mes journaux, mais cette fois-ci je l’ai fait sur un pan plus ample, sur la longue durée qu’a été mon existence.
TS. En même temps, on ne sent pas le livre soumis à la seule logique du temps.
Au début, j’ai rétabli un certain ordre biographique. J’ai voulu partir des années d’avant-guerre, de la « drôle de guerre », de l’Occupation et de la Résistance. Après, je me suis davantage livré à la fantaisie, je laissais se rencontrer différentes strates du souvenir, au gré et selon les aléas de la mémoire…
Christian Descamps. Dans ce livre, on voit naître l’idée de « complexité » dans différents champs, l’histoire, la philosophie, les sciences. Vous passez sans arrêt de la biographie aux grandes questions de la philosophie, en suivant une ligne fondée sur une science sans S majuscule.
Je crois qu’étant donné que je suis quelqu’un qui n’a pas été doté d’une culture par ma famille, par mon père, j’ai dû m’en construire une moi-même. C’était une époque assez tourmentée – je suis né en 1921 –, où les solutions les plus antagonistes étaient présentées aux citoyens et où des problèmes de plus en plus inquiétants se posaient pour les humains. Et donc, assez naturellement, j’ai été amené à m’interroger sur la société, la politique, l’homme, notre destin. Étant un peu protoplasmique, j’étais sensible à des idées contraires. On me disait : « Il faut tout révolutionner », je répondais : « Oui ». On me disait : « Les révolutions ont des conséquences contraires à leurs intentions, il faut faire des réformes », je disais oui aussi ; c’était vrai dans les deux cas. Je trouvais parfois des synthèses. Par exemple, quand j’avais 18 ans, je suis entré dans un petit parti qui luttait à la fois contre le fascisme et contre le communisme stalinien. Ça me semblait pas mal. En plus on pensait qu’il fallait régénérer la démocratie. Parfois j’avais une impression de synthèse, et quand est arrivée la guerre tout était foutu, il n’y avait plus cette troisième voie. C’est à ce moment-là que je me suis radicalisé, que j’ai refoulé beaucoup de choses en moi, que je suis devenu communiste. J’ai eu une grande sensibilité au message des événements. Je crois aussi que, plus tard, j’ai acquis une capacité de résistance à ce qu’on peut appeler l’hystérie politique, les mouvements collectifs.
TS. Vous le dites à propos de Heidegger, par exemple : vous n’avez pas voulu entièrement le stigmatiser malgré son engagement.
Exactement, je n’ai pas marché dans les tabous et les malédictions.
CD. La notion de complexité parcourt votre œuvre, à la fois dans le champ historique et dans le champ théorique. Vous avez inventé une sorte de discipline, qui retravaille la manière dont la science se complexifie. Les divers maillons de la science sont en lutte les uns contre les autres et offrent souvent des contradictions fructueuses.
Dès qu’on réfléchit un peu sur la science, et je n’ai pas été le seul, on voit qu’elle est plus changeante que la théologie. Toutes les grandes théories du XIXe siècle ont disparu, sauf deux. Et malgré tout, il y a eu la puissance d’un dogmatisme qui croyait pouvoir tout réduire aux éléments de base et dire que le déterminisme est universel. L’étude du comportement des animaux a été transformée par des expériences qui montrent que la description attentive est beaucoup plus féconde que la volonté d’établir une loi en enfermant l’objet de science dans des frontières hermétiques. Tout est relationné, si l’on réunit les savoirs. Mais, malheureusement, on poursuit le mythe d’une grande unification, alors que le propre de l’univers est de ne pouvoir être réduit à un maître mot.
TS. Pourtant, quand vous commencez à écrire La méthode, vous partez tout de même d’une discipline, la sociologie (vous venez de travailler longuement sur le village de Plozévet).
Ma formation, c’est au départ une licence d’histoire-géographie, puis une licence de droit. J’ai suivi des cours de philosophie, et j’avais une énorme culture romanesque, poétique, littéraire. Bien entendu, la sociologie m’a intéressé, mais l’histoire m’a beaucoup plus formé. Je suis entré au CNRS en section sociologie, mais c’était une partie de ma visée je dirais anthropologique. Je me considère comme un humanologue : la connaissance de l’humain (trinitaire : individu, société, espèce), et la connaissance de la connaissance. L’expérience m’est venue du communisme : moi qui me prétendais intelligent, et qui avais tous les éléments de connaissance, comment ai-je pu refouler et me donner des raisons pour justifier une chose – le communisme stalinien – qui était finalement une religion ? J’étais tellement sensible à mon illusion que je ne la voyais plus comme mon unique problème, mais comme un problème général de la vie, posé à tous.
CD. Dans les années 1960, vous avez mené des enquêtes concrètes à Plozévet, où l’on suit la modernité entrer dans un village bigouden. Vous comprenez alors ce qu’est la polyvalence de gens qui exercent souvent plusieurs métiers pour survivre au moment de la disparition de la petite exploitation artisanale.
On voit bien que la polyvalence est une manière de résister à un flux économique irrésistible. Les enquêteurs ne voulaient pas la voir. J’ai fait partie d’une enquête pluridisciplinaire, mais les programmes de recherche classiques occultaient des choses importantes : que les femmes, sensibles à l’hygiène, jouaient un rôle capital, notamment pour l’évolution des rythmes et des habitudes. On s’intéressait aussi très peu à la jeunesse. Or les germes de 1968 pouvaient se lire dans cet endroit aussi bien que dans les centres urbains. De fait, la relation entre la jeunesse et les adultes restait invisible. Mon travail a été d’essayer à tout prix de regarder ce pays, dans lequel je me suis installé plus d’un an, en dehors des schémas préconstruits. Je voyais par exemple qu’il y avait deux pharmaciens, deux épiciers, deux médecins : quand on entrait dans la confidence, on comprenait qu’il y en avait un pour les rouges et un pour les blancs. La société restait en même temps très marquée par cette grande coupure.
CD. À l’époque vous étiez très proche de Castoriadis.
Nous avons suivi un chemin analogue dans le « méta-marxisme ». Je voulais dépasser Marx tout en l’intégrant. Castoriadis mettait l’imaginaire au centre, ce qui me rapprochait aussi de lui. Quand j’ai écrit L’homme et la mort (1951), j’ai fait une découverte capitale : je croyais en commençant que les déterminismes étaient sociaux et j’ai découvert le rôle énorme de l’imaginaire. Le deuxième point commun entre nous a été l’idée de créativité.
CD. La créativité est invention radicale et pas seulement réaménagement de choses existantes. On retrouve ce thème dans vos réflexions sur l’auto-organisation.
À cette époque – dite structuraliste, où l’on ne voulait plus entendre parler de sujet, ni d’histoire –, nous étions très déviants et isolés. Toutefois on maintenait nos positions. Castoriadis était psychanalyste, et plus économiste que moi. On n’employait pas les mêmes mots, le même vocabulaire. Quant à moi, j’aimais la notion d’auto-éco-organisation.
CD. Votre vision des sciences prend en compte la crise des fondements. De fait, les sciences contemporaines sont traversées de questions philosophiques.
En effet, les crises des fondements du cosmos, de la société, de la connaissance sont associées et nous devons faire avec la richesse de cette complexité.
CD. Vous qui aimez tant Héraclite pratiquez une raison qui laisse place aux contradictions.
L’histoire nous oblige à faire copuler Marx et Shakespeare. L’hubris n’apparaît pas seulement chez les mégalomanes, mais elle est ce qui a poussé notre société occidentale vers l’hyperpuissance. On ne peut pas opposer folie et raison ; il y a des imbrications incroyables entre les deux. L’école de Francfort a bien montré les délires de la rationalisation. C’est pourquoi il me paraît important d’apprendre à lier des idées qui paraissent antagonistes. Homo sapiens est en même temps Homo demens. C’est une des tâches de la pensée que de montrer la possibilité de la complémentarité des antagonismes. J’hérite cela de Hegel, mais en le modifiant. On se nourrit, on vit de contradictions, qui ne sont pas toujours dépassées par la dialectique. J’hérite aussi cela de Pascal, le seul anthropologue qui ait vu que l’humain est un tissu de contradictions. On trouve cela dans la littérature.
TS. Votre conceptualisation de la complexité est d’ailleurs souvent utilisée dans les études littéraires. L’avez-vous assumée dans d’autres domaines ?
Le roman est complexe, la littérature est complexe et c’est pour cela que ses spécialistes peuvent avoir besoin de la notion. Mais comme le propre des disciplines est de couper les fils qui les nouent à d’autres, la complexité est souvent occultée, sauf dans une science comme l’écologie, qui sait qu’elle doit avancer avec les autres. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle n’est pas encore entrée à l’Université.
TS. Il est dommage de voir à quel point l’Université reste prisonnière de ces séparations disciplinaires. À la fois vos livres ont un vrai impact social, culturel, et dans le même temps l’Université reste arrimée à ces partages.
L’université moderne n’a pu naître qu’après le cataclysme de la Révolution française et des Lumières. En Prusse, Humboldt chasse la théologie et crée les disciplines. Le modèle actuel est aussi artificiel que le modèle théologique. Il nous faudrait au moins une révolution mentale pour le changer. Il y a une administration de plus en plus lourde. Roland Barthes, à la fin de sa vie, avait abandonné la sémiologie abstraite pour de la littérature concrète, pour le plaisir du texte. Ce qu’il y a de plus complexe, c’est le roman. Comme l’a bien expliqué Kundera, la littérature est le seul observatoire où observer l’humaine condition dans tous ses aspects. Quand j’écris, même quand j’ai écrit La méthode, je joue avec les mots, je me sens écrivain.
CD. Le divorce entre les sciences et la philosophie est de fait très récent. Or tous les grands philosophes avaient une réelle culture scientifique et ce jusqu’à Husserl au moins. Bien des physiciens contemporains ne connaissent pas les travaux de Galilée et combien de philosophes ne connaissent pas la science de leur temps.
De nos jours, on assiste à un appauvrissement de la culture scientifique et des humanités. Jacques Monod, François Jacob font exception. Il est décisif de préserver la réflexivité. Pensez à Popper, à Bachelard, à Kuhn, à Holton… Les scientifiques ne réfléchissent pas assez sur les gens qui réfléchissent aux sciences. Je ne suis pas contre la spécialisation ; en effet, si je puis me dire transdisciplinaire, c’est que j’ai besoin des disciplines, mais de disciplines qui communiquent pour traiter des grands problèmes. Sinon, on n’a que des rapports d’experts : bien souvent, les experts s’enferment dans leur limitation bureautico-technique.
CD. Dans l’histoire, dans la politique, la complexité existe. Prenons un exemple : aux côtés de Mascolo et de Nadeau, vous vous êtes impliqué contre la guerre d’Algérie. Là, vous rencontrez les rapports compliqués et conflictuels du FLN et du MNA. À la fin des années 1950, le grand éditeur Jérôme Lindon vous dit : « Ce n’est pas le moment de tout compliquer ». Et vous dites : « ce n’est jamais le moment pour la complexité ».
C’est ce qui m’arrive souvent : être minoritaire dans mon propre camp. Messali Hadj a été caricaturé. Quand j’étais communiste et qu’on traitait les trotskystes de traîtres, j’étais révolté, mais je me taisais. Je suis content, rétrospectivement, d’avoir pu assumer à certains moments des solitudes. Quand je participais à la Résistance et que mon adjoint était allemand, je luttais contre la caricature des Allemands traités de « boches ».
TS. Au moment de l’affaire Kravtchenko, vous avez une grande lucidité aussi.
Si je me reconnais quelques mérites, c’est d’avoir su, parfois, résister à la pression du collectif. Ainsi, devant la montée vers la première guerre du Golfe, je faisais des articles pour dire : et si on proposait une conférence internationale pour traiter de tous les problèmes du Moyen-Orient ? Ça a un peu gêné François Mitterrand, qui m’a fait l’honneur d’un dîner privé pour me convaincre qu’il fallait suivre les Américains ! La question est devenue un poison historique.
CD. Dans les années 1960, vous avez suivi le mouvement « yéyé ». En 1968, vous avez, avec Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, écrit La brèche. Vous étiez très sensible à ce qui craquait dans la société.
La jeunesse n’était pas une catégorie sociologique. Bien avant 68, quelques articles de Socialisme et Barbarie sentaient les profondes remises en question des rôles traditionnels. Des films – pensez à James Dean – nous faisaient comprendre le mécontentement des jeunes. Il faut être attentif aux petits signes.
TS. C’est aussi votre relation au cinéma, un des lieux où la jeunesse a été montrée. Vous l’avez fait vous-même avec Jean Rouch dans Chronique d’un été (1961). Cette passion pour le cinéma vous mettait à part des scientifiques, vous y perceviez des mouvements plus complexes.
C’étaient des choses annonciatrices. J’ai retrouvé la réalité dans l’imaginaire et l’imaginaire dans la réalité. J’ai découvert la guerre de 14 dans À l’ouest rien de nouveau, Les croix de bois. Et j’ai compris que le cinéma était un art gigantesque, qui continuait à être méprisé du monde intellectuel.
TS. Après Chronique d’un été, vous n’avez pas eu envie de faire d’autres films ?
Si, mais je me suis rendu compte qu’après Chronique d’un été le producteur voulait que je fasse un film d’après De l’amour de Stendhal. J’ai dit oui, puis non, car l’amour est très bien traité dans la fiction. J’avais l’idée de faire Où va le monde ?, un film composé uniquement de gros plans, de visages qui parlent. J’ai commencé avec François Perroux, mais ça n’a pas marché, parce qu’il était encore plus sourd que je ne le suis aujourd’hui. Puis j’ai été déporté vers la pensée complexe.
TS. Dans le récit que vous faites de l’écriture de La méthode, vous présentez la naissance de cette idée comme une révélation, une forme de transe.
Je pense que c’est le cas de tout écrivain. C’est une transe douce. C’est un état psychique modifié, qui rend possible la création, l’imagination. On le retrouve dans l’amour, dans la danse. De plus en plus, je crois à cet héritage post-chamanique de la transe.
CD. Le surréalisme mettait l’amour très haut. De nos jours, ce mouvement capital est à la fois reconnu partout et nulle part. Dans les années 1980, vous aviez eu le projet de mettre sur pied un Palais du surréalisme.
Pour moi, le surréalisme est très important parce qu’il a dit que la poésie doit être vécue. Schuster, le proche de Breton, avait eu l’idée d’un Palais du surréalisme qui n’aurait pas été un musée mais un lieu vivant. La veuve de Breton, Elisa, était prête à donner beaucoup de choses. Quand j’en ai parlé à François Mitterrand, il n’était pas très partant. Le surréalisme n’était pas dans sa culture. J’ai fait des efforts désespérés, aidé par Michel Deguy. Mais l’idée n’est pas nécessairement morte.
CD. Une de vos premières approches de la complexité vous vient quand vous assistez au cours de Georges Lefebvre sur l’histoire de la Révolution française. Vous comprenez que la vision du passé de l’historien est conditionnée par son propre contexte historique. Bref, l’historien, comme tout observateur, devrait s’auto-observer quand il pratique une observation.
Aulard se concentrait sur une histoire de la Révolution très parlementaire. Jaurès écrivait une histoire socialiste. Mathiez, communiste, faisait l’apologie de Robespierre. Daniel Guérin, anarchiste, valorisait les Enragés. Furet, communiste déstalinisé, voyait dans la Révolution une grande embardée historique dont la France aurait pu se passer. Mais rien n’est fini, 1789 revient.
CD. Pour conclure, citons quelqu’un que vous aimez beaucoup, Niels Bohr : « une vérité superficielle est un énoncé dont l’opposé est faux, une vérité profonde est un énoncé dont l’opposé est aussi une vérité profonde ».
J’aime beaucoup Niels Bohr. En fait, tout ce que je pense vient de quelque part. Au sens strict du terme, je n’ai rien inventé. C’est juste ma façon de rassembler les idées qui est originale.
Propos recueillis par Christian Descamps et Tiphaine Samoyault