Dans Oyats, le premier recueil poétique de Marik Froidefond, une voix de femme parcourt la steppe à travers vents, se recueille en silence dans un cloître, se souvient d’une enfance sauvage, de la douleur d’aimer et des épreuves d’une vie pour s’en affranchir. Autour de ces fragments, versifiés pour la plupart et rassemblés en cinq mouvements, les dessins du peintre Gérard Titus-Carmel se déploient sur des papiers comme collés et rapiécés, en une magnifique palette de bruns, d’ocres et de rouges.
Marik Froidefond, Oyats. Dessins de Gérard Titus-Carmel. L’Atelier contemporain, 117 p., 20 €
« bom bom / guttural / des tambours / à travers la steppe » : ainsi surgissent et s’élancent les sons sans majuscule d’Oyats, percussifs sur la page blanche, des mots comme des gongs, résonnant plus loin encore dans le recueil avec le « bom bom des tambours / abyssal / dans la toundra ». On entend dans ce premier mouvement du recueil de Marik Froidefond les échos des chants diphoniques mongols, le « khoomii » qu’entonnent les paysans, « le sifflement du vent comme celui qui sort des larynx diphoniques / des vièles à tête de cheval ». Dans « Steppes », le premier chapitre d’Oyats, les sons, les bruits de la nature et des bêtes se mêlent à ceux des corps humains, à leurs voix : « flambe ! vaste et fort saccage / trombe ruages vociférations des torses ». Hommes, femmes et animaux forment ensemble un chœur mythique, un chant sauvage qui se déploie pas à pas et retentit jusque dans les cinq mouvements du recueil : « entends leurs voix qui brament le magtaal / entends le magtaal fauve que mes sœurs récitent pour toi ». À ce chant dynamique se superposent des paysages de grandes étendues où se déploient des mouvements nomades, des élancées et des échappées belles entre falaises, rivières et plateaux. Les images et les sons d’emblée s’échangent dans cette « épopée de la vieille Asie ».
Oyats ne perd ensuite rien de l’énergie et de l’amplitude de son ouverture magistrale. Marik Froidefond joue avec les contrastes rythmiques et spatiaux qu’elle parvient à tenir entre les cinq mouvements du recueil sans que l’un prenne le pas sur l’autre. Ainsi, dans « Claustro do silencio », le rythme plus doux de ce deuxième chapitre garde en lui la trace marquante du rythme du premier, et vice versa. L’immensité désertique des steppes se déploie plus encore dans le décalage d’échelle qui se produit autour de l’espace du cloître et trouve plus loin des échos, comme dans « Les grandes salaisons » (IV) : « Il suffit d’un petit coup de canif / et les galops reprennent de plus belle / Peut-être étaient-ils toujours là / n’avaient-ils jamais cessé ».
Espace clos, on comprend aussi que le cloître du deuxième mouvement ouvre au déplacement intérieur et à la disparition de soi : « territoire sans affect à /parcourir cardinalement / point à point jusqu’à / l’épuisement de toi de lui ». Dans ces strophes qui dessinent des carrés sur la page, dans certains poèmes presque géométriques où le silence s’installe, le cloître prend forme.
Les poèmes d’Oyats sont en effet graphiques. Marik Froidefond travaille le vide et le plein sur la page, sans point ni virgule, avec les mots, les italiques, les parenthèses, les strophes, les paragraphes et les lignes où se maintiennent des espaces blancs :
« la ligne
steppique interminable campagne après campagne
dans l’étirement de ton pas »
Les lignes traversent de part en part le recueil et forment une constellation graphique qui rappelle celle des oyats, plantes vivaces des sables, dont l’origine est dévoilée à la fin du recueil : « Les oyats résistent à l’ensablement et stabilisent la dune en formant des rhizomes traçants capables de s’étendre sur de grandes distances et de donner naissance, par des stolons souterrains, à de nouvelles pousses aériennes. » Les lignes steppiques ou géométriques, les lignes des griffures sur les genoux d’enfants (« Laisses d’enfance ») ou la « lignée des nuits » de douleur forment une trame graphique et poétique qui anime le livre. Ces lignes apparaissent comme des lignes de vie qui donnent force au recueil, à l’image des racines des oyats qui renforcent les dunes. Celles-ci, dans les poèmes de Marik Froidefond, se mêlent aux lignes en couleur, encres et pastels, des dessins de Gérard Titus-Carmel. Si l’on y retrouve certains motifs végétaux, on perçoit surtout des entrelacs de traits, de lignes et de taches colorées qui se répondent, s’assemblent et se désassemblent.
La beauté de ces dessins réside, entre autres, dans ces impressions de papiers coupés, collés, décollés et comme rapiécés. Les coutures sont visibles et créent des effets de décalages et de ruptures, comme en écho aux dislocations des vers des poèmes, et à l’impression progressive et rendue visible dans la structure du recueil d’une reconstruction au-delà des épreuves : « je continuerai à te chercher et à te perdre / toi qui as été le lieu d’amour / mais c’est dans le grand vent que je me reconstitue » (III).
Peu à peu dans Oyats, une voix de femme s’affranchit et affirme sa force de résistance et de lutte par les mots, les sons et les images : « (je ne cherche rien dans ce poème sauf à dénouer ma gorge) / je me réclame de la folie précoce / debout / de ma voix de courants d’air / Je salue les siècles passés et à venir / je pavoise dans ma fatigue de femme / et m’adresse à la muette ».
Sur ces lignes de résistance où un « je » s’affirme, des espaces de repli (paumes, enclaves, « tentes de feutre », enceintes, « bogues de silence », mais aussi paupières) se surajoutent. Le travail des parenthèses, particulièrement présentes dans le recueil, peut souligner cette recherche d’un lieu de retraite, d’un espace « sous les planètes tièdes et la pluie qui veille » au creux même de l’écriture. Les dessins de Gérard Titus-Carmel, qui occupent quelques pages entières, agissent alors eux aussi comme des espaces à part et nécessaires, des parcelles de papier et de formes accueillantes à l’autre. La poésie d’Oyats, portée par un « langage de fauve » et des « splendeurs cannibales », animée d’une force double, ouvre des espaces enivrants.