Le culte parfois hermétique et cavalier de John Coltrane suscite de nombreux ouvrages, dont une récente synthèse de Nicolas Fily parue aux éditions Le Mot et le Reste. Ce travail érudit et sérieux semble marqué par une conception de la musique aux implications nombreuses, qui peut être confrontée à la pensée émancipatrice de Christopher Small. L’un des ouvrages essentiels de cet auteur néo-zélandais disparu en 2011, Musiquer, est enfin traduit en français.
Nicolas Fily, John Coltrane. The Wise One. Le Mot et le Reste, 416 p., 25 €
Christopher Small, Musiquer. Le sens de l’expérience musicale. Préface d’Antoine Hennion. Trad. de l’anglais par Jedediah Sklower. Éditions de la Philharmonie, coll. « La rue musicale », 446 p., 16,90 €
Ifemelu a été contrainte de quitter le Nigéria pour les États-Unis. Elle est en couple avec Blaine, professeur afro-américain consommateur de quinoa et progressiste. Parfois, Blaine passe un disque de Coltrane et surveille Ifemelu, en quête des transes que doit provoquer l’écoute du ténor. Ifemelu simule un peu. C’est que Coltrane la laisse indifférente.
Comment en est-on arrivé là ? Coltrane, ou l’emblème du snobisme dans le roman Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie. Pourquoi ce culte étrange, mêlant snobisme, intellectualisme, spiritualité et commerce ? On annonce la parution d’une nouvelle session inédite du saxophoniste (Blue World), un an après le dernier album posthume (Both Directions at Once), et l’avalanche de livres, émissions de radios, hommages musicaux, continue de s’égrainer… Le dossier explicatif, peu satisfaisant, est connu dans ses grandes lignes : la profondeur plus accessible du jazz modal par rapport au hard-bop ou au free contemporains, la reprise d’éléments coltraniens par des rockers plus grand public (Santana, école de Canterbury, etc.), ou encore l’aura d’une musique et d’un musicien visant à un universalisme total, spirituel autant que charnel, matériel et contemplatif. L’élaboration de la légende est retracée à grand renfort de travail et de passion par Nicolas Fily dans John Coltrane. The Wise One, dernier écrit en date apportant au moulin cultuel du déluge Coltrane de nouvelles ressources. À l’heure où quelques clignements numériques suffisent à connaître les grands traits de cette carrière, la démarche du livre pourrait étonner : il s’agit de suivre la chronologie des enregistrements comme fil rouge de la vie et de la musique du saxophoniste, matière à plus de quatre cents pages d’érudition souvent irréprochable dans cet élément de coltranalia sans équivalent en français.
Le décor intellectuel du livre interroge plus, d’abord dans le peu de contextualisation qu’il offre de la carrière du ténor, et justifie le sentiment que Nicolas Fily veut à son tour visiter un panthéon. La jeunesse de Coltrane est ainsi trop peu comparée avec celle de ses contemporains, laissant la porte ouverte à l’idée d’une exceptionnalité du saxophoniste passé par l’armée et la Seconde Guerre mondiale (comme Art Pepper ou Hampton Hawes et bien d’autres), ayant fait ses armes dans des orchestres de rhythm and blues (comme Ornette Coleman et bien d’autres) et de swing, dont les premières improvisations se firent à l’ombre de Parker (comme l’ensemble des jazzmen de cette génération). Si le parti pris biographique impose toujours de sacrifier le contexte à la personnalité, on s’étonne de l’ampleur qu’il prend ici, qui fait de Trane un portrait le plus souvent hors-sol et participe à une adulation non nécessaire. Les critiques esthétiques des enregistrements coltraniens tentent de contrebalancer la suspicion d’hagiographie, sans convaincre toutefois par des jugements dénotant parfois une vision manichéenne du jazz, comme ces Ballads jouant « beau » mais manquant « de caractère » ; de ce blues qualifié de « back to basics » dans une année 1960 où tous les jazzmen le jouent régulièrement ; du bebop qualifié de révolution avant tout rythmique, etc. Au risque de tomber dans une autre forme de snobisme, le livre renvoie une forte impression de méconnaissance des traditions vivantes du jazz en dessinant une histoire des genres du jazz fortement schématique et axée selon une ligne de progrès allant du blues (archaïque) à l’avant-garde [1]. Le problème étant que Coltrane et de nombreux musiciens de cette même avant-garde contestèrent parfois, souvent, cette conception de la musique…
D’où un livre qui convainc d’autant moins qu’il s’éloigne du culte coltranien, empêchant d’y voir une porte d’entrée pour un large public dans l’univers du saxophoniste et des musiques qu’il a jouées avec une telle incandescence. Significativement, c’est lorsque Coltrane fraye ses improvisations dans des significations plus profondes et complexes sur les plans social et historique que Nicolas Fily paraît pris en défaut : « el Quinto Regimiento », hymne républicain et guerrier de la guerre civile espagnole à l’honneur sur Olé, se trouve ainsi qualifié de chanson « folklorique » ; tandis que l’ « Underground Railroad » auquel rend hommage Coltrane sur Africa-Brass devient « un tribut aux work songs des travailleurs forcés noirs. Les chants de l’Underground Railroad faisaient figure au XIXe siècle d’unique moyen de communication entre les esclaves noirs maintenus dans l’illettrisme et le silence par leurs oppresseurs ». On s’étonne ainsi de la méconnaissance de l’auteur pour ce chemin de fer souterrain qui désignait les réseaux clandestins de libération des esclaves du Sud, et non les work songs dont s’inspire effectivement l’orchestre de Coltrane sur le titre.
Plus généralement, la démarche qui veut qu’on donne une importance de principe à tout enregistrement produit par un grand nom de la musique surprend – imagine-t-on une somme destinée à un grand public étudiant n’importe quel brouillon de Victor Hugo ou esquisse de Picasso ? Les discographies deviennent de curieux palais, où chaque pièce peut ou doit se visiter selon une logique hiérarchique, qui fait d’Africa-Brass un must have là où Om est une curiosité et les sessions avec Red Garland des pièces mineures. Logique qui finit par s’appliquer aussi aux musiciens, Tommy Flanagan devenant, comme le veut une triste coutume, le symbole d’un musicien limité du fait de sa performance sur « Giant Steps », et McCoy Tyner un pianiste plus accompli, au mépris d’une histoire du jazz qui a toujours valorisé à l’outrance les anonymes.
L’érudition et la passion qui innervent ce John Coltrane sont mises au service d’un récit du jazz – et de la création artistique au sens large – qui sont incompatibles avec d’autres perspectives que de nombreux jazzmen, dont Coltrane à nos yeux, ont cherché d’ailleurs à promouvoir. Les passages où Nicolas Fily rappelle la place d’A Love Supreme dans les classements des « meilleurs albums de tous les temps » hurlent la perméabilité de cette conception avec un agenda commercial et une logique de panthéon qui longtemps furent combattus par le champ jazzistique (on peut se référer, pour ce qui est des livres, aux classiques de Leroi Jones, Le peuple du blues, et de Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, Free Jazz, Black Power). Coltrane y devient l’idole décontextualisée d’un art tout à la fois encyclopédique et hermétique, tournant en rond dans la cage de cet universalisme et de cette spiritualité qu’il professait, certes, mais peut-être pas avec cet élitisme qui s’attache tout de même à sa musique aujourd’hui : jusqu’à preuve du contraire, le saxophoniste a toujours été l’universel d’un jazz adressé à une minorité bourgeoise et peu amène pour un large public. Musique de grands hommes morts, musique de ventes de masse, musique élitiste, musique d’une tradition à la fois honorée, inventée, fantasmée, et transformée, Coltrane se fait bien le cheval de Troie d’une entreprise grimant le jazz sous les traits d’un Doppelgänger étrange de la musique classique occidentale. Avec l’aval désormais des conservatoires où Jack Lang fit entrer la note bleue, et des scènes subventionnées où des publics grisonnants et assagis viennent contempler un « jazz » qui aime se raconter les légendes d’un temps de révolte que plus personne ou presque n’a réellement connu, s’il a jamais existé.
Rien de tout cela n’est bien sûr l’objet du livre de Nicolas Fily, mais affleure dans l’arrière-plan de l’ouvrage lorsqu’on le lit à la lumière de la parution de l’essentiel Musiquer de Christopher Small. Pédagogue, musicien, penseur, militant néo-zélandais mais surtout internationaliste, Small avait en 1998 défendu dans ce livre l’usage du terme musiquer [2] comme emblème d’une compréhension libérée de l’activité musicale: libérée des conséquences de la tradition classique occidentale, dont Christopher Small fournit une critique historique remarquable. Dans un style conversant très anglo-saxon, l’auteur propose une étude quasi anthropologique du rituel concertant contemporain, permettant une déconstruction passionnante de l’organisation de la musique classique actuelle dans tous ses aspects : statuts des différents musiciens, architecture des salles de concert, statut du répertoire et des partitions, comportement et composition du public, carcans esthétiques, etc.
Toujours soutenue par une connaissance et un profond respect pour la tradition concertante et opératique, cette critique conserve une pertinence et une actualité éloquentes, plus encore à voir comment elle s’étend aujourd’hui à d’autres domaines, comme le jazz perçu d’après le cas Coltrane. La grossièreté de certains éléments de critique, notamment la conception du rituel et du sacré, n’empêche jamais Musiquer de se faire l’une des meilleures défenses qui soient d’une musique réellement libérée de tout académisme et de tout héritage bourgeois tout en revalorisant d’autres expériences musicales, notamment les formes populaires qu’empruntent les sons dans l’infini des situations culturelles et sociales possibles à travers l’espace et le temps. Cette parution inédite rappelle la force d’un auteur méconnu en France, dont on peut espérer qu’il ouvrira enfin les nombreux chantiers nécessaires à une révision de la pensée musicale actuelle, qui échappe toujours aux mouvements intellectuels contemporains : la question féministe que Christopher Small reprend aux travaux pionniers de Susan McClary, également réédités récemment, la critique d’une colonisation musicale, et bien sûr la délicate critique de l’esthétique ramenée au champ social et historique. Chantiers qui ne sont plus à entreprendre dans tout autre domaine artistique, mais qui n’ont pas encore cours dans la plupart des musiques, où l’on continue d’entendre parler sans problème de musiques viriles ou féminines, où les clichés des musiques dites africaines ont la peau dure, parmi de nombreux conservatismes.
John Coltrane est le saint d’une église qui lui est dédiée, à San Francisco. L’anecdote est connue et prête à sourire. Mais elle dit aussi beaucoup de notre rapport acritique à de nombreuses traditions musicales, qu’on n’oserait pas même prononcer pour d’autres arts ou d’autres domaines d’activités humaines. Cette spiritualisation et ces cultes plus ou moins inconscients nuisent à une vie musicale pleine et entière, la plus émancipée possible de ses barrières sociales et idéologiques. Utopie, sans doute, tant le culte appartient désormais à la consommation musicale. Mais condition certaine pour que l’universel que l’on agite pour vendre des disques ne soit pas qu’un vain mot mal défini. Et le Musiquer de Christopher Small paraît la meilleure voie actuelle pour faire que cette utopie soit l’autre nom d’un possible futur.
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Significativement, le lexique employé par Nicolas Fily est parfois inusité dans le jazz. Ainsi de l’emploi du terme « souffleur » pour désigner les instrumentistes à vent, qui n’existe pas dans le langage des musiciennes et musiciens pratiquant le jazz, qui utilisent exclusivement celui de « soufflant ».
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Ce terme avait été proposé en français auparavant par l’ethnomusicologue Gilbert Rouget (1916-2017), qui le rappela d’ailleurs à Christopher Small dans un article de 2003.