L’intime et l’universel se répondent dans Un mariage américain où la Géorgienne Tayari Jones fait vibrer les passions contrariées de l’Amérique contemporaine. Tableau en recompositions successives, qui emporte de la quiétude d’une petite ville de Louisiane à l’âpreté d’Atlanta, du racisme aux lendemains d’une erreur judiciaire, le roman résonne magnifiquement au rythme tourmenté de personnages incandescents.
Tayari Jones, Un mariage américain. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Karine Laleuchère. Plon, 415 p., 21 €
Quatrième roman de Tayari Jones, Un mariage américain vient de recevoir le Women’s Prize 2019 et nul ne s’en étonnera tant la vigueur émotionnelle du Sud irrigue l’écriture des dilemmes affectifs et sociaux d’un jeune couple et de ses proches, tant une appartenance de première main de la romancière sait mettre en paysage la tragédie endémique des Noirs de Géorgie et de Louisiane. « Si le Mississippi remporte la palme de pire État du Sud, la Louisiane le talonne de près », dit la vulgate qui ajoute encore : « quitte à être Noir et à galérer, autant que ce soit en Amérique ». Et nous y sommes pleinement, dans les maisons, les boutiques et les geôles d’Un mariage américain. Par le passé, Tayari Jones avait traité des meurtres de jeunes Noirs des années 1979 et 1981 dans Leaving Atlanta, mais ici, sans calendrier bien précis, s’ébauche tout l’arrière-plan d’une société du Sud, malade du racisme, agrippée à un rêve d’égalité et d’ascension, un monde à l’unisson avec les statistiques sociologiques sur les taux d’incarcération des Noirs et la condition quotidienne de la classe moyenne. À bon escient, ce roman puissant va cette fois franchir les limites des États-Unis pour être lu dans une quinzaine de pays dont la France et la Grande-Bretagne.
Au lendemain d’un triste et banal fait divers – un couple noir est sorti brutalement d’un motel de Louisiane sur une accusation de viol qui a pour conséquence la condamnation à douze ans de prison de Roy, le mari faussement accusé –, s’élabore l’histoire des rêves, des souffrances et des renoncements d’une génération moderne et prometteuse. À partir d’une famille noire modèle et d’un couple typique de la bourgeoisie d’Atlanta – Roy, une âme d’entrepreneur, des boutons de manchettes en or et des mains de banquier, Celestial, une créatrice aux allures de mannequin cosmopolite –, Tayari Jones fait découvrir pas à pas la fragilité d’une émancipation et la tromperie des apparences. Pour la mère de Roy, une si grossière erreur de procédure est la marque de Satan, pour son père celle du Ku Klux Klan avec ses capuches et ses croix ou plutôt celle de l’AmériKKKe, intuitions infondées mais révélatrices d’une menace et de peurs ancestrales restées bien vives dans les esprits. L’iniquité, l’innocence bafouée, l’impossible attente, se mêlent à tous les desseins inachevés des ambitions d’un mariage de talents pour tisser la trame de cette tapisserie du Sud des temps présents. Le roman, s’il couvre cinq années de la fin du XXe siècle, rappelle maints faits précis sur deux générations : ainsi les parents de Roy se sont-ils rencontrés au cours d’un long trajet en autocar Greyhound, assis dans la section réservée aux gens de couleur ; ainsi sa mère a-t-elle, en 1969, délibérément donné naissance à son fils dans une pouponnière racialement mixte, à bonne distance d’Eloe. Toutes les péripéties rappellent aussi une constante : « comprendre qu’il fallait être prudent quand on était noir aux États-Unis » et cette dimension d’alerte du roman a été récompensée par le prestigieux prix de la NAACP, Association nationale pour l’avancement des gens de couleur, active depuis un siècle et en particulier lors du mouvement des droits civiques.
Écrit à la première personne, ce récit de la captivité et de la conjugalité gagne en chaleur humaine et en proximité immédiate tandis qu’il se construit par l’ajout de séquences dédiées tour à tour à Celestial et à Roy, les jeunes époux, auxquelles s’ajoutent par intermittence celles d’André, l’ami d’enfance et condisciple à l’université. Ainsi naît le triangle amoureux qui charpente l’intrigue et la tient jusqu’au bout dans une stimulante incertitude. Tayari Jones sait faire naître un contact avec ses personnages qui donne chair à leur passé, à leur famille, tout comme elle sait faire ressentir l’atmosphère d’une petite ville traditionnelle de Louisiane, la fictive Eloe, face aux ambitions nourries par la grande ville d’Atlanta où elle est née en 1977. Mais l’apport véritablement magistral du roman tient à un délicat commerce épistolaire, une correspondance qui fait le va-et-vient entre les jeunes mariés séparés, isolés par une justice pénale obsédée par l’incarcération ; des lettres très diverses, sobres, tendues à l’extrême. En voici les premières lignes : « Cher Roy, Je t’écris cette lettre, assise à la table de la cuisine. Je suis seule et pas uniquement parce qu’il n’y a personne à la maison. Jusque-là je pensais savoir ce qui était possible et ce qui ne l’était pas. C’est peut-être cela l’innocence : être incapable de prédire la souffrance à venir… On m’a dit que tu ne pourrais pas recevoir de courrier avant au moins un mois. Malgré tout, je t’écrirai tous les soirs. Ta Celestial. »
En réponse, des missives également intemporelles, mais qui ont nécessairement la gravité de lettres de prison, car précédées d’un matricule et de l’adresse officielle qui ramènent au réel : « Roy O. Hamilton Jr/Numéro d’écrou 4856932/ Centre de détention Parson/ 3751 Lauderdale Woodyard Road/Jemison, Louisiane 70648 ». Parson, un lieu pénitentiaire dont la population de mille cinq cents détenus compte trois quarts de Noirs, qui vous libère avec 23 dollars pour pécule, Parson qui a aussi récemment tendu sa toile de fond pour Le chant des revenants de Jesmyn Ward. « Chère Celestial, alias Georgia, Je ne pense pas avoir écrit à qui que ce soit depuis le lycée… une chose est sûre en tout cas, je n’ai jamais écrit une lettre d’amour et ceci en est une. » Tâtonnements des phrases, balbutiements des mots, sincérité abrupte, tout concourt à cette quasi-intimité avec le lecteur dans les épanchements et les silences, les constats de détail : « Ton teint était si gris qu’on avait l’impression que tu étais couvert de cendres. Tes mains étaient aussi rugueuses que la peau d’un alligator et aucune crème ne semblait capable de guérir tes crevasses et tes plaies. » Telle combinaison avec le roman épistolaire, ce jusqu’à l’épilogue composé de trois lettres, enjambe le temps et rapproche cette fiction contemporaine d’une belle littérature anglaise classique, témoin de son temps et puissante dans la création de l’illusion. Le ton confidentiel, la pudeur sur la vie du camp et des compagnons de cellule dont le vieux Walter, « le Yodda du Ghetto », la retenue dans l’aveu du désarroi et des atermoiements chez les deux correspondants, donnent des accents d’une grande authenticité, une émotion voilée qui soutient un récit composite devenu intemporel, digne d’une geste des temps modernes.
Dans un questionnement perpétuel qui paralyse le devenir de leurs forces vives s’immiscent une fierté ombrageuse et le refus pour Roy d’être « un taulard noir de plus ». Car tel est bien le combat solitaire du personnage et, au-delà, celui de la littérature noire qui écrit ses variations sur un seul constat amer : « Personne ici ne pense que tu es coupable. Tu étais juste le type de la mauvaise couleur au mauvais endroit au mauvais moment. » L’intérêt du roman ne faiblit pas, mené sur deux fils conducteurs : le fardeau à porter va-t-il briser leur vaillance et leur alliance ? La sortie anticipée de Roy va-t-elle permettre une réparation ? Habilement, Tayari Jones introduit des secrets de famille, des distinctions de classe, des faits nouveaux, si bien que le cheminement des esprits sur les thèmes du partage, de la loyauté, de la paternité, des mariages et des abandons prend d’autres éclairages, amenant des perspectives qui dépassent le ghetto des communautés noires et touchent à l’essence même d’une solitude humaine.
En compagnonnage avec Un mariage américain, Tayari Jones reconnaît deux antécédents littéraires, celui de Beale Street et celui, plus surprenant, de l’Odyssée. La relation avec le roman Si Beale Street pouvait parler, écrit par James Baldwin en 1972, porté à l’écran et sorti en France le 30 janvier 2019, se retrouve aisément dans l’intrigue avec cet emprisonnement haineux d’un jeune Noir innocent, désespéré face à son couple et ses espoirs brisés. Cette référence à une œuvre devenue un classique de la littérature afro-américaine se transforme en une allégeance, une filiation, dès lors que Baldwin est reçu comme le cadeau privilégié dans une relation de maître à élève : « Il m’offrit un roman de James Baldwin, La conversion… Je tournai le livre et étudiai le visage triste et intelligent au dos. James Baldwin était noir, c’était indéniable. » James Baldwin, à l’évidence, n’en finit pas de faire école dans la pensée et la littérature actuelles, influençant les écrivaines afro-américaines de Morrison à Jones. Quant à la parenté avec l’Odyssée, elle se trouve dans le personnage de Celestial, autre Pénélope qui attend le retour de son Ulysse après les épreuves d’un épuisant voyage. Si Pénélope tisse sans fin, Celestial brode et coud des figurines de chiffon, elle les fait et défait, les orne de perles, les relie aux vivants, comme les poupées vaudoues des parloirs de Louisiane. Celestial a choisi l’art textile pour trouver sa place dans la création, s’établir dans les beaux quartiers de la grande ville et gagner une indépendance après la chute. À l’aune des générations, une chute toujours recommencée.
« Essaie de me toucher avec ton esprit », demande Roy dans une lettre tardive : pari tenu avec tact et ardeur. Il faut rendre hommage à Tayari Jones pour ce roman de médiation qui honore à la fois la tradition américaine et ses grands thèmes – la quête du père, l’homme de couleur – et la grande littérature du Sud. Elle a su en effet créer des personnages attachants et d’une très grande complexité, reflets d’une société toujours écartelée, toujours habitée par les fantômes du Mississippi, de la ségrégation et des lynchages, comme elle a su aborder la honte, le vide, l’incertitude et la violence. Un mariage américain, texte en trois actes, profondément enraciné, émeut et éclaire les phases multiples d’une révolte. Roman d’une mauvaise passe dans une vie, charriant l’intensité fiévreuse des rêves inassouvis, il met à nu la rage d’exister, la gouvernance d’une société, le poids de l’histoire résumé dans ce propos amer des gens du Sud : « Aucun homme noir n’est véritablement en sécurité en Amérique », qui laisse augurer des ténèbres infinies.