Retour sur le Festival d’Avignon

Placée sous le signe du « politique », cette édition du Festival d’Avignon fut attendue au tournant par la critique, qui ne manqua pas de pointer un écrasement de l’esthétique par le propos idéologique. On se gardera bien d’émettre un avis général sur cette cuvée. À partir de huit spectacles sur la vingtaine proposés, retenons une volonté d’aller vers le public et un éclectisme des formes appuyé sur un humanisme aux contours mal définis. Voilà qui était peu propice à un propos autre que mélancolique ou désarmé.


Pascal Rambert, Architecture. Théâtre National de Bretagne (Rennes) à partir du 26 septembre. En tournée en France et en Italie

Roland Auzet, Nous l’Europe. Banquet des peuples. Maison de la Culture d’Amiens à partir du 7 octobre. En tournée en France, en Pologne et en Suisse

Akram Khan, Outwitting the Devil. Le 13e Art (Paris) à partir du 11 septembre. En tournée en Allemagne, en France, aux Pays-Bas et en Russie

Ontroerend Goed, £¥€$. Festival Transart (Bolzano) à partir du 19 septembre. En tournée en Belgique et en France

Tamara Al-Saadi, Place. Le Canal (Redon) à partir du 27 septembre. En tournée en France et au Liban


Sobre dans sa présentation, le très attendu Architecture de Pascal Rambert fait se rencontrer des comédiens fabuleux avec un texte indigent. Le déficit d’imaginaire politique éclate dans chaque séquence de cette longue fresque familiale dans un Empire austro-hongrois finissant. Des nantis consacrant l’essentiel de leur énergie à se détester alors que le monde s’effondre, ça ne vous dit rien ? Il y avait là la matière des Damnés de Visconti (présenté à Avignon par Ivo van Hove en 2016), hélas lavée de toute terreur, de tout effroi comme du sous-texte historique. Malgré son projet affiché, la jonction avec l’événement politique ne s’opère jamais réellement. L’Histoire n’apparaît que comme un colosse très lointain. Pascal Rambert souhaiterait sans doute s’y cogner pour, enfin, donner une coloration épique à son propos. En vain ! La pièce ne parvient jamais à s’arracher à son petit drame bourgeois. Cela n’enlève rien à la prestation de Jacques Weber, éblouissant en vieux Cronos dévorateur des siens.

Toutes les pièces ne sauraient être sauvées par de tels comédiens. Pour preuve, Nous l’Europe. Banquet des peuples de Roland Auzet. Le texte de Laurent Gaudé présente une petite frise chronologique qui n’excède pas le digest d’histoire européenne. Par un habile tour de passe-passe, l’histoire de l’idée européenne finit par se superposer à celles des institutions existantes. Entre sentences définitives et effets sonores tonitruants, la chose serait à la limite du supportable sans l’irruption sur scène d’un (vrai) représentant de l’Union européenne se prêtant au jeu d’un (faux) entretien mené par l’un des comédiens. Le tour de piste vire à la leçon. Là aussi, le confusionnisme prévaut, tout étant fait pour estomper la distinction entre meeting et théâtre. Et encore avons-nous échappé au one man show comique d’un ancien président de la République, invité à une autre représentation. Quant à la quarantaine de membres du chœur, figurants faisant office de peuple, leur silence et leur passivité chorégraphiée évoquaient bien involontairement l’attitude des citoyens européens eux-mêmes. Le sommet fut atteint avec l’injonction finale au public, appelé sur scène à danser pour célébrer, quoi au juste ? L’Europe, la Banque centrale européenne et la Commission ? Mystère. Ce simulacre festif permet surtout au public de ne pas répondre au technocrate qui vient de le chapitrer trente minutes durant. Dans ce projet, tout était dit sur la distribution de la parole, donc du pouvoir. Passé le moment d’hébétude, on se souvint que la brochure présentait cette pièce comme « faisant du public une assemblée de poètes-citoyens ». No comment.

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« Place » de Tamara Al Saadi, par la Compagnie La Base © Baptiste Muzard

Pour se consoler de cette fâcheuse mésaventure, il fallait au moins Outwitting the Devil du chorégraphe Akram Khan. Atteignant un firmament de maîtrise corporelle, les danseurs déploient un mélange de néo-classicisme et d’emprunts au kathak indien propre à ce Britannique d’origine bengalaise. Comment oublier les ondulations reptiliennes des danseurs, découpés sur des jeux de fumerolles ? Celles-ci, s’en allant haut lécher la façade de la cour d’honneur, élongèrent le Palais des papes… Manifestant une saisissante intelligence du lieu, l’ensemble dessinait un pandémonium tout en verticalité. Reste à savoir si le sacré de ce combat partant du sol vers les cieux subsistera dans la salle moderne du 13e Art à Paris.

Ancré dans l’Histoire, cette édition a aussi présenté des formes documentaires avec les très nostalgiques Granma. Les trombones de la Havane du collectif Rimini Protokoll et Histoire(s) du théâtre II de Faustin Linyekula. Soit deux pièces assez proches dans leur convocation du réel sur scène. Tout porte à rapprocher ces jeunes Cubains de ces membres vieillissants du Ballet national du Congo aujourd’hui en déshérence. Les Cubains évoquent la vie de leurs grands-parents durant la révolution castriste, les danseurs rappellent leur splendeur passée. Cet effacement de la représentation se fait tantôt poignant, tantôt frustrant : quitte à amener sur scène des gens qui nous parlent d’eux-mêmes, on aurait bien voulu communiquer avec eux. À quoi bon convoquer le réel si c’est pour le refaire chuter dans l’éloignement du plateau ? Des comédiens auraient tout autant fait l’affaire.

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« £¥€$ » par Ontroerend Goed © Michiel Devijver

£¥€$ à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon par la compagnie flamande Ontroerend Goed provoqua dès les premières minutes une curiosité et un mystère, en l’absence de gradins et de plateau. Dispersé par groupes de huit, le public fut convié à des tables de jeux régis par des personnages de croupiers. Baignant dans une pénombre de tripot, on échangea notre argent liquide contre des jetons. Jouant au financier, le spectateur performait un Monopoly dont le hasard aurait été en partie évacué. De l’absence de règles du jeu claires, voyons une jolie métaphore de l’économie financiarisée. Balloté au gré des hausses et des baisses des cours annoncés par des traders, les spectateurs-acteurs faisaient figure d’acteurs perdus dans un cirque incontrôlable. À voir leur amusement, un doute planait sur les vertus critiques de £¥€$. À moins que le metteur en scène n’ait voulu partager avec nous sa fascination pour l’économie de casino ? Cette incertitude du propos correspondait à celle d’un dispositif hésitant sans cesse entre représentation théâtrale et véritable jeu de société.

Et s’il fallait ne retenir qu’une pièce parmi celles évoquées ? Ce serait Place, écrit et mis en scène par Tamara Al-Saadi. Un optimisme sans mélange déborde de ces tribulations d’une famille irakienne immigrée en France. Ce spectacle que l’on devine largement autobiographique manifeste un refus de tout moyen inutile ou autre esbroufe scénique : des chaises et du sable. Évoquer beaucoup avec peu, voilà déjà une partie de réponse sur ce que pourrait être un théâtre politique. Cette justesse, on la retrouve dans ces personnages, ni victimes ni héros mais en lutte tant contre les spectres de leur passé que face aux arbitraires qu’ils rencontrent. Place nomme les oppressions sans se laisser ni fasciner ni démoraliser. Tout respire dans ce travail une énergie communicative, une évidente joie de faire du théâtre, mais surtout une envie de lumière, même sur la douleur. À côté de tant de spectacles ruminant de l’impuissance et des crépuscules, Place a un goût d’aurore.

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