La vie relative

Le nouveau livre de Charly Delwart est assurément l’un des plus originaux du moment. Au-delà de son aspect ludique, sa Databiographie adopte une manière de se raconter inédite et assume un véritable parti pris esthétique et intellectuel.


Charly Delwart, Databiographie. Flammarion, 534 p., 19 €


L’existence est affaire de combinaisons, de probabilités, d’actions, d’états. Dans quelles proportions se développe la pilosité d’un homme entre ses vingt et ses quarante ans ? Quel est précisément l’état de sa dentition ? Quelle surface de pizza a-t-il ingérée pendant sa vie ? Combien de fois a-t-il pris l’avion ? Comment se distribuent son emploi du temps ou ses tâches ménagères ? Combien a-t-il dépensé pour sa psychanalyse, et combien cette somme représente au mètre carré dans divers endroits du monde ? Quel est le nombre de personnes qu’il rencontre en une année, la portion d’entre elles dont il se rappelle le nom ? Comment se répartissent les couleurs des vêtements qu’il porte le plus fréquemment ou les heures qu’il consacre à des activités physiques ? Quel est le rapport des livres qu’il a lus en entier et de ceux qu’il a simplement entamés, jamais finis, relus ou remisés ?

Charly Delwart, Databiographie

Charly Delwart © Pascal Ito

Ces interrogations ne constituent pas un inventaire à la Perec : ce sont des données, des statistiques méthodiquement rassemblées et représentées sous forme de schémas ou de graphiques à partir desquels Charly Delwart déploie un récit autobiographique tout à fait remarquable. C’est une matière établie à partir de laquelle l’écrivain peut développer un texte complexe et proposer « le bilan de [s]a personne à un instant t, une autobiographie en chiffres et graphiques ». Outre la dimension ludique du procédé qui fait s’articuler représentation graphique et texte, la Databiographie de Delwart pose des questions qui sont bien loin de relever du seul divertissement.

Certes, on rit beaucoup de la manière dont il découpe sa vie, la catégorise, la commente et la met en scène avec ironie et distance. On est impressionné par la variété des approches, la virtuosité d’une méthode qui fractionne le réel, l’expérience, pour en exprimer la versatilité, l’instabilité fondamentales. Le livre s’organise en sections thématiques qui englobent tous les aspects d’une existence contemporaine et propose en quelque sorte une méthode d’investigation biographique originale : « Il faut fouiller en soi, se remémorer, récolter les données, les exposer, les comparer, les représenter graphiquement pour les rendre plus intelligibles, les mettre en perspective. » L’intérêt est double. Au départ, Databiographie paraît s’employer à « chercher une sorte d’algorithme à tout ce qui fait une vie », à en sérier les motifs, les réalités, à en rendre les mouvements, si contradictoires qu’ils soient. Mais le livre obéit à une réflexion plus large qui déplace les enjeux mêmes de l’autobiographie et reconfigure complètement celle-ci.

Charly Delwart, Databiographie

Il s’agit, en fait, de se libérer du sujet même du texte autobiographique. Non pas d’écrire une autobiographie neutre mais bien d’assumer son hyper spécificité tout en la reliant à l’expérience commune. Delwart écrit sa vie, une version de sa vie en tout cas, qui s’exprime dans toute sa complexité individuelle, mais il la rapporte toujours à une communauté de possibles. C’est une autobiographie qui, par le truchement de la donnée objective, reconnaît radicalement l’altérité. L’écrivain se libère ainsi de lui-même, conférant au récit de soi une valeur d’exorcisme en même temps qu’il en supprime la part strictement égotique. L’époque fait de la mise en scène de soi, du récit autobiographique, une sorte de surenchère permanente. Les débats polémiques sur les livres de Yann Moix, Édouard Louis et d’autres font de l’expérience singulière, plus ou moins vraisemblable, le cœur de l’acte d’écrire. Delwart contrevient à cette centralité de l’expérience intime pour la resituer, la mettre en relation en permanence. Sa vie n’est pas racontée pour ce qu’elle est – ici d’un commun presque total –, mais pour un rapport au monde entièrement spéculatif et une conception du soi comme la part d’un ensemble plus grand. L’autobiographie devient celle de tout un chacun en même temps que l’une des configurations possibles des éléments. Delwart met en scène l’originalité du commun !

Ce n’est plus un récit clos mais une perspective. Les faits n’y sont envisagés que comme des successions de possibilités qui ordonnent une personnalité, la réalité physique d’une existence, ce qu’elle fait se jouer avec autrui, ce qu’elle pourrait être si elle n’était pas ce qu’elle est. Derrière l’humour et la désinvolture, l’incongru et la précision du chiffre, la provocation et le jeu, l’écrivain s’extrait de lui-même. Il se raconte sur un mode hyper interrogatif, exprime sa vie comme une possibilité ou une probabilité. Écrire une autobiographie qui n’en est pas une, remettre en cause les modalités mêmes de lecture d’un genre en partie dévoyé, est un geste intellectuel et esthétique d’une force évidente. C’est se libérer de soi-même, se débarrasser du carcan de sa condition, s’inscrire dans le monde réel, reconnaître le semblable dans ce que l’on éprouve comme l’originalité même. C’est un geste existentiel qui s’exprime derrière le masque de la fantaisie. C’est aussi une déclaration poétique. Les formes qu’offre la littérature permettent cette distance, ce biais, cette liberté, et l’écrivain, en imaginant une nouvelle manière de se raconter, le reconnaît complètement.


Cet article a été publié sur Mediapart.

Tous les articles du n° 86 d’En attendant Nadeau