Les fantômes médiévaux survivent au succès de la philosophie mécaniste selon Descartes et Newton. Atroces ou lénifiants, ils persistent à hanter le monde de l’Ancien Régime, notamment avec les figures pathétiques des enfants mort-nés et des cadavres non inhumés. Spécialiste des Médicis, fine historienne du « ghost writer » à la Renaissance, Caroline Callard signe une belle page d’anthropologie historique sur les fantômes des temps modernes.
Caroline Callard, Le temps des fantômes. Spectralités de l’âge moderne (XVIe-XVIIe siècle). Fayard, 366 p., 23 €
Hostile au dogme du purgatoire avec les indulgences culpabilisatrices, Martin Luther porte en 1530 un coup fatal à la horde furtive des fantômes qui hantent l’âme humaine. Pour balayer la « superstition », l’Église catholique post-tridentine repousse aussi la dévotion spectrale et le credo du retour des âmes défuntes, avides d’intercession paradisiaque. À l’aube du XVIe siècle, donnant forme anthropomorphique à l’exhalaison cadavérique du charnier, le revenant devient infréquentable. La clôture du purgatoire le marginalise. Les morts ne peuvent plus côtoyer les vivants.
Caroline Callard complète Les revenants dans la société médiévale de Jean-Claude Schmitt (Gallimard, 1994) qui montrait la soudure morale entre la hantise et la faute des vivants pour l’âme affligée des victimes de mort violente (assassinat, suicide, naufrage), condamnées à l’errance comme les spectres des Anciens en quête de rites funéraires. Être hanté signifie ne pas pouvoir faire le deuil du disparu qui supplie depuis l’au-delà, à lire la fiction spectrale (Horace Walpole, The Castle of Otranto. A Gothic Story, 1764 ; Henry James, The Turn of the Screw, 1898 ; Jean Ray, Le livre des fantômes, 1947).
Entre théologie, droit, philosophie et littérature, l’historienne évoque le « moment spectral » entre 1550 et 1650. « En définitive, du fantôme domestique et familier, espéré ou inquiétant […], les archives ne nous disent quasiment rien ». En effet, qui peut gagner les archives d’État pour dépouiller les registres spectraux ? Comme pour les rêves, ces documents n’existent pas. Or, nous sommes agités par les songes aussi fortement que la société traditionnelle est hantée par les spectres nocturnes qui peuplent l’imaginaire social.
Rareté des sources, mais déluge de récits spectraux. Dès l’Antiquité, jamais ne faiblit l’attention humaine pour les histoires de fantômes (traités, contes, poésie, romans). Les Anciens coexistent avec les mânes, lémures et autres revenants. Au temps d’Érasme, agréant la résurgence du passé, la « spectographie » envahit la littérature savante. En émane la « psychologie » ou science des apparitions. Autour du limes confessionnel, le discours spectral gagne l’Europe. L’« apparition » est un dispositif narratif que cultive la prosopopée des morts comme le fait Ronsard qui sollicite l’esprit paternel. En 1597, éditée à Esslingen par le libraire Henning Gosse, l’anthologie latine Magica ou recueil de faits spectraux devient un bestseller traduit en allemand et en anglais. Chez Pierre de l’Estoile (1546-1611), chroniqueur que fascinent les « apparitions diaboliques », le doute se mêle au plaisir de la fiction spectrale. Douter du fantôme n’évite pas d’en parler pour en assurer l’existence terrestre. En atteste la scène du crime que hante la mémoire victimaire jusqu’au procès.
Le fantôme interroge le monde visible et invisible. Sous l’empirisme baconien, il devient un « être de laboratoire ». D’abord, il vérifie l’autorité d’Augustin sur la théologie moderne qui en réverbère le traité canonique De cura pro mortuis gerenda [Les soins dus aux morts, entre 421 et 424], alors réactivé. Dogmatisant le culte funéraire, l’ouvrage certifie la vanité des morts pour les vivants tout en postulant que les apparitions sont des images créées par l’esprit ou estampées divinement en lui.
Le fantôme éprouve en outre la philosophie naturelle sur la nature de l’âme. Avec la relecture humaniste de Galien, l’hypothèse spectrale illustre la pathologie du tempérament atrabilaire. Selon le médecin de Colmar Lorenz Fries (1490-1530), le « mélancolique » a la sensation de « vivre parmi les morts ». Confuse, l’apparition spectrale est un cas nosographique car les humeurs trompent les sens. La folie escorte l’hallucination spectrale, même si les théologiens — prudents sur la corporéité des apparitions — accordent à Satan le pouvoir d’animation cadavérique et d’illusion sur la présence des morts chez les vivants. Parmi d’autres néoplatoniciens attachés à la métaphysique de la réincarnation ou transmigration des âmes (Platon, Theonoston), Jérôme Cardan (1501-1576) salue pourtant les « présences aériennes » ou êtres spirituels jaillis du passé (daimôn, esprit familier). Le rêve prémonitoire les relie aux vivants.
Finalement, le fantôme fonde la « science des spectres », aussi vraie que les mathématiques selon le juriste aristotélicien d’Anjou Pierre Le Loyer. Entre 1586 et 1605, nourri d’érudition fantomatique (Anciens, patrologie, exempla chrétiens, récits de voyage), séparant les vrais des faux esprits, il publie et remanie son traité encyclopédique, écrit en langue vernaculaire dans le respect de la catholicité méticuleuse, IIII Livres des spectres, renommé Discours et histoires des spectres. Gloire éditoriale que renforce la version anglaise de 1605. Autour de l’incorporéité spectrale qui leurre les sens, la typologie des apparitions angéliques ou diaboliques établit les circonstances plausibles de la hantise. À qui, où et comment les fantômes apparaissent-ils ? Peut-on établir le « recueil d’expériences universelles » pour la science positive des fantômes ? Lu par Pierre Bayle et Gabriel Naudé, Le Loyer élargit le champ séculier du savoir spectral. Outre les juristes et les « honnêtes hommes », son ontologie merveilleuse vise aussi les théologiens engagés en joute confessionnelle. S’y adjoignent les auteurs qui y puisent les ressorts de la fiction spectrale.
Forte sous les paniques collectives (guerres de Religion ou guerre civile en Angleterre, épidémies), la légitimation du spectre en recoupe les attributs urbains, domestiques ou pestilentiels. Le fantôme devient l’acteur virtuel des conflits civils. Dans l’héritage du jus romanum, son usage juridique borne les « domaines » de l’Église et de l’État. La « jurisprudence de la maison hantée » sacralise le droit de propriété étendu au registre surnaturel. Or, le juge séculier peut-il examiner un objet théologique ? Peut-il légitimer la « juste crainte » ? Celle qui délace juridiquement le contrat de bail en autorisant le déguerpissement locatif ou citadin dans le « droit de la peur ». Si l’Église hésite devant la réalité spectrale, un tribunal peut-il l’attester ? Si la matérialité spectrale est floue, le statut juridique du fantôme focalise les esprits.
Après les guerres civiles, s’y ajoute, selon le lieutenant criminel Pierre Ayrault, la capacité des magistrats d’intenter le procès « aux cadavres, aux cendres, à la mémoire ». Donner justice aux morts purge l’infamie du défunt iniquement accusé. Les spectres hantent bien les tribunaux car le « mort saisit le vif ». Avec le testament, le cadavre agit sur les vivants. Maintes fois, le fantôme leur réclame le solde patrimonial de la dette ou de la succession.
Le spectre du lieu est celui du lien. Selon Natalie Zemon Davis, l’age group de la famille nucléaire va de l’enfant au fantôme via le jeune, l’époux et l’ancien. Les « fantômes de proches » ratifient le lignage et la parenté. Pullulent donc les récits de mères, pères, enfants et proches trépassés qui briguent l’élan des vivants. Entre culpabilisation, menace et bonté, le fantôme personnifie post mortem l’intensité du lien parental dans la famille moderne. La mort ne tue pas l’amour filial car le spectre en reconduit la sensibilité contre l’interdit augustinien.
Caroline Callard historicise l’emprise sociale de la hantise dans la spectralité de la culpa familiale. Objet d’exorcisme, illusion et châtiment, la hantise afflige les vivants que secouent les apparitions. Au temps de la « crise de la conscience européenne », le pasteur hollandais et cartésien Balthasar Bekker défait l’enchantement du monde (De Betoverde Wereled/Le monde enchanté, 1691-1693). Le best-seller nie la sorcellerie satanique et la spectralité post mortem. Ce rejet de la peur baigne les Lumières radicales à lire l’incrédulité naturaliste et matérialiste d’articles de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. L’universalité du credo spectral prouve que toutes les religions génèrent la « superstition » avec la peur de l’au-delà. Or, depuis la fin du XVIIe siècle déjà, le spectral morbide gagne le spectacle mondain de la lanterne magique qui projette les « fantasmagories » ou saynètes avec squelettes. Au temps des Lumières, le spectre irradie la lueur naturelle puis électrique même si l’imaginaire gothique en fait la figure hallucinée de la hantise littéraire.
Pourtant, les morts continuent de parler aux vivants lorsqu’on regarde la spectralité filmique de la seconde version du désespéré et pacifiste J’accuse d’Abel Gance (1938). Sortant des charniers, défigurés au champ d’horreur, hélant les vivants, les revenants huent l’horreur guerrière.