Comment mieux rendre hommage à l’un des principaux artisans de l’histoire de la culture écrite, si ce n’est en traduisant en français l’un de ses grands livres paru aux éditions italiennes Laterza en 2002, Prima lezione di paleografia ? Les éditions Zones sensibles donnent aussi au livre d’Armando Petrucci un nouveau titre, Promenades au pays de l’écriture, et produisent un objet, un livre élégant, qui s’ouvre sur une collection de facsimilés en couleur de documents allant d’un décret athénien de la seconde moitié du Ve siècle avant J.-C. à une lettre de Gramsci à Piero Sraffa du 1er juillet 1937.
Armando Petrucci, Promenades au pays de l’écriture. Trad. de l’italien par Jacques Dalarun. Préface d’Attilio Bartoli Langeli. Zones sensibles, 160 p., 16 €
Servie par une fidèle traduction de l’historien médiéviste Jacques Dalarun, et sobrement préfacée par Attilio Bartoli Langeli, cette édition permet au public français de découvrir des travaux qui ont radicalement renouvelé l’approche de la culture graphique et de son histoire, et dont l’influence dans notre pays a été considérable, à la fois sur l’historien Roger Chartier et les anthropologues Daniel Fabre et Béatrice Fraenkel et sur une génération de chercheurs plus jeunes dont Charlotte Guichard – qui a rendu hommage, à sa manière, à Petrucci en republiant dans la collection « Tirés à part » des Éditions de la Sorbonne l’un de ses grands articles. En 1993, la traduction par Monique Aymard de ses Jeux de lettres (EHESS) avait déjà, avec la même force que les ouvrages de son contemporain Jack Goody (auteur de la célèbre Raison graphique, parue dans la collection « Arguments » de Pierre Bourdieu), ouvert une large brèche dans une histoire de l’écrit qui s’empêchait jusqu’alors de penser ensemble le codex et le mur, le poète et l’écrivain public, le décret et la correspondance personnelle, le pouvoir et sa résistance.
Il faut s’empresser de préciser que la révolution qu’opéra Petrucci en inventant ce nouvel objet pour les sciences sociales qu’est « la culture graphique » fut d’abord celle de son artisan : paléographe, Petrucci le demeura et le revendiqua jusqu’à sa mort, en 2018, mais c’est progressivement, à partir de 1978, qu’il dessina cette inédite et stimulante science de l’écriture par des ajouts majeurs au questionnaire historique sur l’écrit : « ce ne sont plus les questions du comment ?, du où ? et du quand ?, mais du qui ? et du pourquoi ? » que prend en charge le chercheur.
Ce qui permet sans doute à Petrucci ce mouvement, c’est que ce savoir passe par une science du voir impliquant une confrontation physique aux écritures. Le paléographe ne se contentait pas d’en voir des reproductions, facsimilés ou photographies, mais Petrucci allait de bibliothèque en fonds d’archives et aimait à manipuler les documents, à en appréhender la matérialité ; de même, il arpentait les villes écrites, scrutait les plus infimes comme les plus magistrales écritures que des mains anonymes ou autoritaires, au stylet ou à la peinture, avait tracées, gravées ou peintes.
Au cœur de ses promenades, il y a une cité, la cité de l’écrit par excellence : Rome. Non seulement la ville antique et ses nombreuses inscriptions résultant de programmes d’expositions graphiques que Petrucci fut l’un des premiers à révéler, mais aussi la Rome médiévale, celle du développement de la « délégation d’écriture » et de la prolifération d’écrits, due en particulier à ceux qu’ils nomma les « intermédiaires graphiques » (copistes, puis maitres d’écriture), constituant ce groupe si singulier des « professionnels de l’écrit ». Mais Petrucci cheminant dans le passé s’aventurait dans les années noires de l’Italie du XXe siècle, celles du fascisme et de son usage d’un pouvoir de l’écriture. C’est cette Rome palimpseste qui fut non seulement le gisement de ses études mais en un certain sens la condition de possibilité de cette pensée si attentive et si curieuse.
Car, à Rome, l’auteur écrivait, enseignait, marchait et vivait. Réjouissante manière de faire l’histoire de l’écriture que de vivre en son lieu, de ne jamais ou presque en sortir. Petrucci tournait ses analyses vers le présent : savant aux convictions fortement inscrites à gauche, le paléographe sut interpeller les responsables politiques pour dénoncer les inégalités devant l’écrit et l’absence volontaire de politique d’alphabétisation.
Les promenades de Petrucci nous mènent dans les principaux lieux de ce savoir sur l’écriture, là où fonctions, acteurs et objets se croisent. Le plus stimulant sans doute est la grande liberté que le paléographe prend avec la chronologie ; il ne cesse d’en jouer, passant de Bertolt Brecht à Grégoire le Grand et, sept siècles plus tard, à Pétrarque. Petrucci n’hésite jamais non plus à entrer dans les arrière-cours, et à faire surgir dans son histoire de la culture écrite un personnage ignoré.
Les historien.ne.s dont nous sommes, qui ont fait leur miel de ses recherches, à la lecture de ces pages éprouvent toujours le même étonnement, qui est aussi émerveillement, devant l’éclectisme des références mobilisées : ici l’artiste américain William Morris, quelques lignes plus loin un typographe italien du XVIe siècle, plus avant dans le même chapitre les peuples autochtones. Petrucci déploie un art du vagabondage ; ses recherches sont aussi une invitation au voyage non en un pays mais dans un monde décloisonné, une invitation à passer les frontières, à parcourir des corpus qui toujours s’ouvrent. C’est en cela que Petrucci nous oblige, et ce beau livre est là pour nous le rappeler.