Peu célébrée en France, l’œuvre d’Ernst Kantorowicz (1895-1963) est considérée par sa puissance théorique comme un monument précieux de l’historiographie médiéviste du XXe siècle. Sa vie n’est pas moins intéressante que son œuvre. Dans une excellente traduction de Jacques Dalarun paraît Ernst Kantorowicz, une vie d’historien, une biographie très documentée, par le médiéviste américain Robert E. Lerner.
Robert E. Lerner, Ernst Kantorowicz, une vie d’historien. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jacques Dalarun. Gallimard, 631 p., 36 €
Dans la préface de son livre Histoires d’un historien. Kantorowicz (Gallimard, 1990), Alain Boureau apporte quelques réflexions intéressantes sur le métier de l’historien ainsi que sur les façons dont celui-ci doit faire face à l’écriture des biographies : « L’historien travaille sur deux échelles, celles des globalités collectives et lentes, et celle des singularités brusques, des événements ». Ce qui donne finalement, pour Alain Boureau, deux types d’historiens bien distincts : l’« archéologue », qui découvre de nouvelles sources sur le passé, et le « narrateur », qui combine autrement les sources disponibles. Le premier, en faisant honneur à son titre, entreprend le voyage sans fin des origines, il s’intéresse à l’arkhè des choses, aux fondements des faits, plus qu’à leur destinée. Le second « s’installe en un point du passé où tout est déjà là : les événements ont eu lieu, le commentaire, surabondant, a déjà été écrit, modifié, nuancé ». Et malgré tout, c’est-à-dire bien que tout soit déjà là, le « narrateur » s’assoit et, « gourmand de surprise, déclare : “ce n’est point ainsi que les choses se sont passées. Je vais vous raconter.” Et il raconte l’histoire invraisemblable et vraie des deux corps » – le passé prenant corps par le récit.
Le choix d’Alain Boureau est clair, il choisit de raconter la vie de Kantorowicz en prenant le masque de l’historien « narrateur », un narrateur qui plus est artisanal car il arrive à tresser « les fils des petites narrations partielles, sans début ni conclusion » en se dévoyant, fidèle à la manière kantorowiczienne d’écrire l’histoire : chaotique, interdisciplinaire, originale voire créative.
L’historien américain Robert E. Lerner, quant à lui, va plutôt prendre le pari de « l’archéologue », c’est-à-dire de celui qui puise dans les fondements, dans les sources, afin de réunir toute la « documentation » nécessaire pour restituer une vie dans sa vérité première. On trouve un exemple de ce programme dès l’introduction : « La documentation, écrit-il, est si foisonnante, si détaillée qu’on peut affirmer en toute certitude que le déjeuner commandé par Kantorowicz le 27 septembre 1957, alors qu’il était hospitalisé à Philadelphie, était composé d’une soupe, de poitrine de bœuf sauce raifort, de fruits et de café crème (le patient évita les brocolis et les courges au fout) ». Il est donc facile d’imaginer la suite de la biographie, la précision des dates, les certitudes, prenant parfois de l’avance sur l’analyse concédée aux événements.
Mais au-delà de ces deux façons de faire et de concevoir le métier d’historien, au-delà de ces deux approches si différentes, l’une expérimentale (Boureau), l’autre exhaustive (Lerner), ce qu’ont en commun les deux historiens, c’est la passion, l’intérêt pour le même personnage qui fut médiéviste avant eux.
Médiéviste, et pas seulement : la vie d’Ernst Kantorowicz, historien de l’État, iconologue et philosophe de l’esthétique, spécialiste en droit canonique et patristique, mais aussi brillant écrivain, ressemble en partie à celle de maints intellectuels juifs qui durent faire face aux persécutions du XXe siècle. Né à Posen (désormais Poznań, Pologne) en 1895 dans une famille d’industriels aisés, « EKa », comme il voulait que l’appellent ses proches, fut soldat du Kaiser pendant la Première Guerre mondiale, notamment à Verdun. Tout en conjuguant les armes et les lettres (il se souleva contre l’insurrection des Polonais et les spartakistes à Munich en même temps qu’il étudiait la philosophie et l’économie), il intégra le cercle de Stefan George, considéré à l’époque comme le plus grand poète vivant d’Allemagne.
En 1927, âgé de 31 ans et après avoir écrit une thèse sur la nature des corporations musulmanes d’artisans, il publia une monumentale biographie sur L’empereur Frédéric II (ouvrage traduit de l’allemand par Albert Kohn, Gallimard, 1987), un livre trop enflammé qui fit scandale chez certains historiens qui l’accusèrent de faire l’apologie de l’autoritarisme, de manquer de rigueur scientifique, d’être trop littéraire. À ce propos, une série d’anecdotes circulèrent après la Seconde Guerre mondiale : Hitler aurait eu Kaiser Friedrich der Zweite sur sa table de chevet, et Göring l’aurait même offert à Mussolini avec une dédicace. Mais, au-delà de la véracité de ces histoires, ce qui est certain, c’est qu’à partir de cette publication de 1931, deux ans avant l’arrivée de Hitler au pouvoir, s’initie dans la vie de Kantorowicz une course en avant contre lui-même, ou plus précisément « contre l’enchantement de sa jeunesse », selon Patrick Boucheron dans ses cours au Collège de France ; une jeunesse qu’il tentera par la suite de déconstruire.
En 1934, Kantorowicz démissionne d’abord de son poste à l’université de Francfort et, même s’il se montre réticent à l’idée de quitter l’Allemagne, ce n’est qu’après la Nuit de cristal, du 9 au 10 novembre de 1938, qu’il choisit de se cacher, d’abord à Oxford (chez son cher ami et amant Maurice Bowra), puis aux États-Unis où, à l’automne 1939, il accepte un poste d’un an à l’université de Berkeley. La suite est l’histoire exemplaire de sa déconstruction, car Kantorowicz, qui n’avait jamais été communiste (loin de là), « devint, indique Robert E. Lerner, aussitôt un des dirigeants de l’opposition du corps enseignant au serment de loyauté à l’Université », sorte d’engagement à ne fréquenter ni des partis politiques ni des organisations accusées de vouloir « renverser le gouvernement des États-Unis par la force ou par tout autre moyen illégal ou inconstitutionnel ». Voilà comment cela commence, dira Kantorowicz en référence au régime de Hitler : « le premier serment est si insignifiant qu’on peut difficilement y trouver à redire. Le serment suivant est plus lourd ». Le bon moment pour résister, donc, est au début : le serment qu’on doit refuser de prêter, c’est le premier.
Son exemple de dignité et de résistance eut un prix car, après son licenciement de Berkeley, J. Robert Oppenheimer, Theodor Mommsen et Erwin Panofsky, impressionnés par l’intégrité intellectuelle de Kantorowicz, n’hésitèrent pas à le soutenir dans sa candidature pour un poste à l’Institute for Advanced Study de Princeton. En 1951, Kantorowicz déménagea sur la côte Est et donna un commencement à ce qui, sans qu’il le sût, allait être la dernière étape de sa vie – il est mort d’une rupture d’anévrisme en septembre 1963 dans sa maison de Princeton. C’est la décennie où il se consacre davantage à la recherche et où il rédige le chef-d’œuvre de sa déconstruction, Les deux corps du roi (trad. de l’anglais par Jean-Philippe et Nicole Genet, Gallimard, 1989), cette grande « synthèse d’art, de littérature, de religion, de théologie, d’ecclésiologie, de numismatique et de pensée politique et juridique », dans la continuité de son ouvrage précédent de 1946, Laudes Regiae (trad. par Alain Wijffels, Fayard, 2004), un livre impressionnant sur la liturgie royale au Moyen Âge.
Kantorowicz n’est alors plus le même, et une anecdote témoigne de cette métamorphose : dans ses années de Princeton, il paraît qu’une femme s’approcha de lui avec un exemplaire de son Frédéric II. Elle voulait simplement une dédicace. La réponse de Kantorowicz fut éloquente : « L’homme qui a écrit ce livre, il l’avertit en refusant de le signer, n’existe plus ». La déconstruction était accomplie. Désormais, comme dans son interprétation dynastique du vers de la Sibylle d’Erythrée, « il vit et il ne vit pas ». Mais « le roi vivra dans ses héritiers »…