On retrouve dans Par les routes le plaisir ressenti dans le précédent roman de Sylvain Prudhomme, Légende. L’auteur y décrivait une amitié admirable entre deux hommes, pris dans les tourments d’une époque sans concession, avec pour toile de fond la plaine de la Crau et ses paysages âpres. Dans son nouveau roman, Sylvain Prudhomme semble aller plus avant dans l’exploration de l’amitié, plus particulièrement celle qui lie deux hommes, interrogeant de manière plus précise ce qui flottait déjà, indéniablement dans Légende, à savoir cette très mince frontière entre amitié, désir et admiration.
Sylvain Prudhomme, Par les routes. Gallimard, coll. « L’Arbalète ». 295 p., 19 €
Un homme d’une quarantaine d’années à peine décide de quitter Paris pour s’installer à V., dans le sud-est de la France. À la frontière invisible qui traverse, plus ou moins, la vie en son milieu, Sacha décide de donner une forme, une matière, celle d’un nouveau départ, comme on dit, vers une vie de solitude, de travail et d’écriture, dans laquelle on espère une fulgurance, celle de la création. C’est pourtant d’une tout autre forme de fulgurance qu’il s’agira dans Par les routes, celle du désir qui ressurgit lorsque Sacha retrouve « l’autostoppeur », celui à qui il n’a jamais cessé de s’adresser, intérieurement, pendant des années. L’intrigue se met progressivement en place.
On peut lire le roman entier comme un hymne au désir, dans ses différentes manifestations et déclinaisons. Et c’est d’ailleurs à ces vers du poète occitan Bernard de Ventadour que Sylvain Prudhomme confie son roman : « Le temps va et vient et vire / Par jours par mois et par années./ Moi je ne sais plus que dire : / J’ai toujours même désir. » Si la figure centrale de l’autostoppeur incarne la forme la plus radicale d’un désir qui ne faiblit jamais et qui conduit à marcher sous la voûte étoilée, ou à la rejoindre, selon l’interprétation que le lecteur aura à cœur de choisir, le désir se déploie entre les différents personnages, désir amoureux, plaisir des repas partagés, joies de l’enfant dont on s’occupe lorsque l’ami est absent, d’une paternité endossée comme un léger habit d’été, de cette amie que l’on rencontre, d’une autre que l’on retrouve, toutes ces déclinaisons du désir intime d’aller au-delà, car « quoi de plus tristement banal qu’un homme qui ronge ses fers » ?
Sylvain Prudhomme procède par petites touches, dans une écriture qui se dépouille et gagne en force. Plus incisive que dans ses précédents romans, la langue se pare pourtant de douceur et de tendresse, tout particulièrement lorsqu’il est question de ce temps qui passe et qui émousse les sensations et les émotions, de cette façon que l’on a d’aimer à quarante ans, lorsque « l’élan est plus difficile à prendre. On est plus lourd. Plus attaché à soi. Plus pétri d’habitudes. Moins facile à bouger », mais c’est aussi cette force de mieux se connaître, de mieux s’aimer et de mieux aimer l’autre, « ce qu’on a perdu en fragilité, en faculté de s’émouvoir, on l’a gagné en attention ».
À cette douceur du temps qui passe, dans ses formes parfois à peine chagrines – parce que c’est quand même du temps qui passe, et donc la fin qui se rapproche –, s’oppose la vitalité intacte de la figure de l’autostoppeur. Radicalement désirant, il puise dans sa liberté la force d’être ce qu’il a toujours été, une force qui va et qui aime tous ceux qu’il rencontre, toujours plus nombreux, tous différents, « comme s’il avait toujours besoin que sa trajectoire en frôle d’autres ». L’autostoppeur va au devant de l’essence même du désir, qui se cache dans la rencontre. Deux altérités pures enfermées, pour un temps donné, dans l’habitacle d’une voiture. La rencontre a un début et surtout une fin annoncée, la séparation appartient à la rencontre et la condensation de ces deux points, dans un temps et un espace réduits, donne à l’expérience une telle intensité qu’il n’est plus jamais possible de s’en passer. Alors le désir se fait addiction, et il repousse les limites de l’univers de l’autostoppeur lui-même mais aussi de ceux qui l’aiment et qui l’entourent. Le désir n’existe pas sans la fin, et provoquer la fin maintient le désir, inaltérable et inépuisable.
L’incompréhension de certains des personnages, en particulier de Jeanne dont les remarques sont parfois si naïves, prouve s’il est besoin la force archaïque qui anime l’autostoppeur. Il ne peut y avoir de justification sociale, esthétique ou éthique à cette force qui anime l’autostoppeur et qui entraîne celles et ceux qui en sont capables, à sa suite. N’est-ce pas aussi le sens de la venue de Sacha à V., poussé probablement par cette force qu’il ignore et qu’il pressent pourtant, qu’il envie sans doute, et dont il persiste à penser qu’elle pourra rejaillir un peu sur lui, parfois. Injustifiable, le désir est cette force qui va, à laquelle l’autostoppeur a le courage de s’abandonner. Le récit qu’en fait l’ami cher et admiratif, Sacha, est une voie s’ouvrant vers cet abandon.