La liberté en fuite

Faut-il emprunter l’itinéraire de la fuite pour atteindre à la liberté totale ? C’est ce que la lecture de deux livres récents pourrait nous laisser penser : La liberté totale de Pablo Katchadjian et Itinéraire de la fuite d’Emmanuel Bing. Il n’en est rien, même si parfois la liberté et une certaine forme de fuite font bon ménage en notre inconscient.


Pablo Katchadjian, La liberté totale. Trad. de l’espagnol par Mikaël Gómez Guthart. Le Nouvel Attila, 190 p., 15 €

Emmanuel Bing, Itinéraire de la fuite. Maurice Nadeau, 140 p., 16 €


Mais d’abord, la liberté totale est-elle seulement concevable ? Pablo Katchadjian se lance dans un dialogue qui se voudrait « socratique » entre des hommes-lettres, soit A et B, bientôt suivis par E et F, sachant que G, H, I et J ne sauraient tarder. On se trouve alors plongé dans un discours à la Ionesco, mâtiné de Beckett, avec une pointe de Nathalie Sarraute, le tout relevant du monde improbable de Lewis Carroll, du moins c’est ce que suggère la quatrième de couverture ; pour ce dernier, là, j’ai des doutes !

Revue de détail. Du côté Ionesco, par exemple, ce court extrait du dialogue entre A et B : « – A : Eh bien, je crois qu’on en est sortis. Mais je ne sais pas où on est. B : Ce n’est pas grave. A : Comment ça, ce n’est pas grave ? B : Au moins on n’est plus obligés d’avoir des sujets de conversation. A : ça c’est vrai. B : Et on peut parler de ce qu’on veut. A : De quoi ? B : Je ne sais pas, peu importe. A : Oui, peu importe, il ne faut pas penser à parler, mais parler tout court. »

Emmanuel Bing, Itinéraire de la fuite et Pablo Katchadjian, La liberté totale

Du côté Beckett, c’est à Godot que l’on pense, et au ping-pong verbal entre Vladimir et Estragon, notamment lorsque H fait son apparition à la manière du Pozzo beckettien. Extrait : « H : Vous êtes qui, vous ? A : On ne sait pas très bien. H : Comment ça ? B : On a oublié. H : Vous vous foutez de moi !? A : Non, non. Et toi, tu es qui ? H : Ha ha ! Qu’est-ce que ça peut faire ?! A : Eh ! Lâche-moi le bras ! B : Lâche-le ! H : Je le lâche si je veux, et si je ne veux pas je ne le lâche pas !! Là, je veux ! Ah ah ! A : Merci. H : Parce que je le veux bien ! A : Quelle chance. B : Ne sois pas ironique. H : Quoi ?! A : Non, rien. Aïe ! B : Pourquoi tu l’as frappé ? Aïe ! H : Je frappe au cas où ! Passez-vous cette corde autour du cou ! A : Quoi ? H : Tu ne comprends pas !? B : Si, mais pour quoi faire ?! H : Pour vous attacher ! A : Pourquoi ? H : Au cas où ! Ah ah ah ! A : Je ne comprends pas. H : Parce qu’il n’y a rien à comprendre ! »

Quant à Nathalie Sarraute, c’est comme un clin d’œil à son théâtre, lorsque B déclare : «  C’est bien, ça. » C’est tout, mais cela en dit long, si l’on songe où cela peut mener, rappelez-vous !

Maintenant, cette entreprise était-elle bien utile ? Si l’on songe que A et B sont contraints par C et D de justifier le postulat de la « liberté totale », chose évidemment impossible et quasi oxymoresque, leur dialogue absurde, et les rencontres qu’ils vont faire en prenant la fuite, après s’être débarrassés de leurs geôliers, tout cela ne les mènera pour finir que dans la brume de l’incertitude, tant il est vrai que la liberté est une quête permanente, en aucun cas un but ultime où l’on s’installerait définitivement comme chez soi, immobile pour l’éternité. Si la liberté doit mener quelque part, c’est le chemin qu’elle trace qui en constitue la justification, et seulement lui. Fallait-il 190 pages pour constater  la chose ?

Emmanuel Bing, Itinéraire de la fuite et Pablo Katchadjian, La liberté totale

© Pablo Katchadjian

Mais peut-on considérer le chemin vers la liberté comme « un itinéraire de la fuite », comme le suggère le titre du livre d’Emmanuel Bing, écrivain, artiste et psychanalyste ? Se retirer dans un cabanon abandonné, dans une pinède, au-dessus d’Aix, à quelques kilomètres de la mer, et chercher à mettre son passé à distance, cela constitue-t-il une fuite ou une reconquête ? « Vous lisez le journal […] et chaque nouvelle est une nouvelle de vous », quand vous écrivez cela, vous retrouvez la voix d’André Breton qui disait, à la fin de Nadja : « Un journal du matin suffira toujours à me donner de mes nouvelles » ; mais le saviez-vous, ou bien vos longueurs d’onde coïncident-elles ? Avant, quand vous aviez dix-neuf ans, vous ne vous nourrissiez que de lait, vous étiez maigre, on voyait vos côtes, dans vos rêves, vous voliez, tellement vous étiez léger, ou plutôt, tellement vous vous sentiez léger, ce n’est pas la même chose !

Alors, vous faites une rencontre déterminante, terrible : une sorcière ; une femme blonde, vieillissante, parfaitement laide, « les cheveux tirés en arrière dans une vague queue-de-cheval cendrée […] Elle vous montre le chemin, le chemin alchimique, le chemin de la délivrance […] Pour vous, plus rien n’a vraiment d’importance ». Elle dit : « Apporte-moi tes rêves. Je sais ce qu’il en est des rêves. Écris tes rêves. Je veux avoir tes rêves. Je peux t’expliquer tes rêves, je suis très forte pour cela. »  La sorcière va exercer sur vous un pouvoir néfaste et il vous faudra faire appel à vos multiples voix intérieures pour mettre un semblant d’ordre dans votre conscience. Une phrase vous agace, une de ces phrases qui se veulent définitives et qui ne sont que poudre aux yeux, une phrase de Finkielkraut entendue à la radio : « Des détails sans concepts, ça n’a pas de sens » ; or, pour vous, à ce moment-là, ce qui comptait « c’était les détails, seulement les détails. Ils étaient la seule chose à avoir du sens ». Les détails sont les fragments du réel, ils sont potentiellement porteurs d’un concept en devenir, ils sont l’inconscient qui s’ouvre au conscient et font avancer la pensée. Plus tard, vous saurez que ce qui est hors de vous est en vous, que l’ailleurs est en vous, que l’itinéraire de la fuite vous ramène à vous-même.

Emmanuel Bing, Itinéraire de la fuite et Pablo Katchadjian, La liberté totale

Mais, la sorcière est là, qui veille. Évidemment, elle va vous faire le coup de Dieu, via la psychanalyse à la Jung : « Moi je travaille Jung, c’est très important. Il y a Dieu, tu vois. Dieu a toujours été important dans ma vie, tu t’en doutes, hein. Eh bien voilà, Jung, l’inconscient collectif, c’est ma façon d’accéder à Dieu […] Moi, Jung, il me permet d’avoir directement accès à Dieu. Je n’ai pas besoin d’intermédiaire, tu vois ». Vous êtes en perdition ! Je ne sais si l’auteur, psychanalyste, est jungien ou freudien ; mais ce qui est certain, c’est qu’il met le doigt là où ça fait mal en insistant sur la présence de Dieu dans le champ jungien, ce qui anéantit le vrai pouvoir de l’inconscient ramené à la seule chimère déiste ! Oui, vous êtes en perdition !

Pour vivre dans « l’étirement poétique du temps », il faut savoir que l’avenir comme le passé n’existent pas, qu’il n’y a que l’éternel présent ; peut-être que le soleil de la Provence, le chant des cigales, la vie retirée dans ce cabanon où, jadis, vous avez vécu, peut-être que tout cela va vous ramener à la réalité pleine et entière en la personne d’une femme, surgie du présent, qui vous offrira un  retour à vous-même ? À moins qu’il ne soit trop tard, et que vos démons vous assaillent à nouveau ? Non, vous n’avez tué personne à coups de pied-de-biche et, peu à peu, vous revenez à vous « dans l’absolue nécessité de vivre ».

Ce livre est un piège qui libère, vous pourriez donc en être l’auteur…

Tous les articles du n° 87 d’En attendant Nadeau