Ce livre de près de sept cents pages, il faut se le cogner, et mainte fois, disons toutes les cinquante pages environ, la tentation est grande de le laisser tomber. Pourtant, en s’accrochant, au moins pour les deux premières parties, plus mouvementées (la troisième, trop attendue et qui s’achève en queue de poisson, est vraiment lassante), on finit par être sensible à son ambition fort honorable, et même au lourd piétinement de son verbe. Preuves que, même s’il agace, Forêt-Furieuse de Sylvain Pattieu n’est pas indifférent, ce qui, par les temps qui courent, fait l’effet d’une surprise notable dans le domaine français.
Sylvain Pattieu, Forêt-Furieuse. Éditions du Rouergue, 656 p., 23 €
Bon. L’ambition d’abord. Il s’agit d’un récit « postapocalyptique » (dans sa postface, sur laquelle je reviendrai, Sylvain Pattieu abuse de cet adjectif, un néologisme). Un récit qui juxtapose, plus qu’il ne mélange, trois projets : décrire le fonctionnement (pas commode) d’une communauté d’enfants meurtris et souvent mutilés par quelques-unes des effroyables guerres « locales » qui ensanglantent notre monde – disons au Moyen-Orient, en Afrique, il y a l’embarras du choix, sans oublier les catastrophes improprement appelées accidentelles, Tchernobyl, Fukushima, tsunamis indonésiens et autres joyeusetés furieusement modernes ; une évocation des procédures éducatives spéciales du nouveau Reich de mille ans, celui rêvé par les islamistes radicaux ; enfin la recherche, par une nouvelle Croisade des Enfants, plus déracinés encore que leurs prédécesseurs du Moyen Âge, de l’Eldorado utopique où l’on pourra grandir et s’aimer en paix.
Un tel programme, déjà vaste, ne rend néanmoins pas compte de nombre d’intentions annexes qui parcourent le texte fragmenté non en chapitres mais en dizaines de petites entités où trouvent place des renseignements botaniques (la succession des essences végétales en fonction de l’altitude), des scènes érotiques (quel livre aujourd’hui s’en passerait ? elles sont ici bien convenues mais peu nombreuses, tant mieux), des parties « scandées », c’est-à-dire tendant à la psalmodie, des rares incursions dans le fantastique imité de Tolkien (la femme-arbre), mais en somme surtout une foule de réminiscences légendaires ou historiques, notamment empruntées au corpus des trois religions du livre, l’islam s’y taillant la vedette, essentiellement sous la forme du salafisme-cible. Tout cela grouille et s’agite, et c’est déjà miracle que le château de cartes thématique tienne à peu près debout, c’est-à-dire fasse corps, en tout cas jusqu’aux deux tiers de l’œuvre, dont l’issue – la conquête des « sParadis » de « Cordes-sur-Ciel » – se perd dans les sables.
Mais cette perte, comme elle est hautement significative, mérite qu’on s’y attarde. Reprenons de plus haut. Le premier tiers du projet, celui qui traite des rapports tendres mais conflictuels d’enfants déboussolés et durement marqués par la disparition (de leurs parents, du cadre de leur petite enfance, pour certains de leur intégrité corporelle), d’une part entre eux – bagarres de clans – mais aussi avec leurs éducateurs (dont on ne sait d’ailleurs pas qui les a nommés, qui les paye, qui les contrôle, ce qui est gênant, même dans une fiction), ce long incipit du récit est vraiment intéressant, plein de justesse dans l’observation et d’une louable réserve émotionnelle, sans pathos.
Le deuxième tiers, je ne puis que souscrire à la virulente peinture qu’il trace des crimes du fanatisme religieux, en l’occurrence islamiste, dont l’emprise sur les âmes et les corps, pour autant qu’on puisse les distinguer, ce que l’agnosticisme présumé de l’auteur interdit, est l’unique motivation. L’analyse est fine et presque sereine malgré un arrière-fond d’exécration vengeresse (un ami de l’auteur, c’est lui qui nous l’apprend, a été tué au Bataclan) avec lequel il est impossible de ne pas se sentir en phase. Toutes les religions dites révélées tendent au totalitarisme le plus abject et ont commencé par faire la guerre, une sale guerre, aux mécréants, mais enfin la petite dernière issue des déserts bibliques est celle qui nous concerne ici et maintenant.
En revanche, si la course finale vers un happy end utopique n’aboutit qu’à une proclamation de vigilance bien faible (« Polis tes armes, nettoie-les, aiguise-les et range-les / L’assassin a toujours peur du couteau », page 634 et ultime), ce n’est pas seulement parce que l’assertion qu’elle met en scène est fausse – abruti de religion, l’assassin n’a peur ni du couteau qu’il brandit ni de celui qui le tue. C’est en réalité parce que l’ensemble du dispositif d’écriture n’a pas tenu la route.
Ce qui cloche, en effet, dans ce texte d’effort et de mérite, c’est que la réelle puissance de conviction idéologique ne s’y appuie que sur un souffle littéraire appauvri. Rien à dire sur l’emploi fréquent de l’argot des banlieues, parfaitement justifié et par l’origine de beaucoup des enfants de « la Caravane » et par ses propres ressources d’expressivité. Mais comment peut-on écrire un pavé aussi imposant sans aucune subordination ? La subordination, difficile à apprendre, à utiliser, et à comprendre certes puisqu’elle permet d’élaborer des phrases longues, sinueuses, complexes, qui demandent une attention autre que sporadique, il faut affirmer que c’est la littérature même. En dehors d’elle, il n’existe plus qu’un gros tas de phrases nominales, qui se suivent à la queue leu leu et ne réclament qu’un état à demi-somnolent de l’esprit pour être entendues, sinon comprises.
On appelle ça du rap. Son caractère lancinant, ses chocs indéfiniment répétés, comme d’une balle contre un mur, créent au mieux un envoûtement (utilisé, comme les litanies monacales, pour oblitérer tout examen critique de ce qui est dit), au pire le lourd piétinement de phonèmes sans signification que j’évoquais en commençant. Un sous-produit du parler convulsif des malades logorrhéiques, parfois porteur bien sûr d’un quelque chose, mais ce quelque chose n’est pas fait pour être retenu, remémoré, regoûté à travers toutes les terminaisons nerveuses du cerveau. C’est donc exactement le contraire de la littérature et plus encore de cette section accentuée de la prose littéraire qu’est la poésie.
Sylvain Pattieu a écrit un texte composé de phrases-croupions et il n’est pas étonnant qu’il lui ait été impossible de terminer son histoire attachante, même sur une dominante. Le livre pourrait se continuer sans peine, phrase après phrase, chaque fois un petit fragment de plus. Comme l’auteur semble être l’honnêteté même, il flanque son énorme pavé de vingt pages d’une postface ahurissante (je crois n’en avoir jamais lu de telle nulle part) où il explique par le menu la genèse d’un travail issu d’« une lecture musicale », travail qui a exigé de lui quatre années de lutte – ce qu’on croit volontiers –, soulignant ainsi nettement sa nature de performance et niant du même coup que sa priorité à lui, créateur, soit cette chose incompréhensible, autonome, solitaire, absolument égoïste et vaine, qu’est une œuvre d’art authentique. Car Sylvain Pattieu remercie des dizaines d’amis de leur aide, comme on le fait sur Facebook (quand on utilise ce « produit »).
Il a tout de même trop de talent personnel en réserve pour adhérer dur comme fer à l’antiphrase facétieuse de Lautréamont : « La poésie sera faite par tous, non par un ». Mais, que voulez-vous, l’époque est aux contre-vérités populaires (ou populistes). Alors, s’il le faut bien…