La pointe du vers

Plus bleu que le bleu des poèmes de Perros, on ne voit rien de mieux…


Georges Perros, Poèmes bleus. Poésie/Gallimard, 128 p., 6,40 €


… à condition de le voir ce bleu ! Car il est pas facile à suivre, à comprendre, à entendre, le père Perros dans ses poèmes, c’est comme sur sa moto de pas d’âge, ça couine ici, ça coince là, ça grince partout, les vers qui vont vers on ne sait où, les rimes de même et ne parlons pas du sujet qui chavire au premier virage :

« Je quittais mes amis, et sur mon engin,

Une motocyclette

Qu’un de mes amis, justement, m’avait payée

Connaissant mon vice, le vent,

La vitesse du vent,

Les jambes serrées contre ce ventre d’essence

Un peu comme sur un cheval j’imagine

Qui aurait deux roues, et ce bruit désagréable

Pour ceux qui ne profitent pas

Du mouvement »

C’est qu’il a beau rouler à l’ordinaire, le poète, on n’est pas à l’abri d’une fuite d’existence, un coup de frein qui vous fait vibrer le corps, une embardée qui vous fout dans le décor. La faute à la route « pas droite » ? Oui, mais pas que. Il y a dans la visière la Bretagne, dans laquelle il y a l’amour, dans laquelle se trouve la poésie :

« J’allais encore une fois vers cette Bretagne

Qui m’a très jeune fasciné

Qui m’est aimant quand j’en suis loin

Qui m’est douleur quand de trop près

J’en subis la loi inflexible

De pierres de ciels d’horizons »

Georges Perros, Poèmes bleus

Perros approche de la quarantaine quand il publie ses Poèmes bleus (1962). On peut entendre le vocable comme on veut, de préférence dans les deux sens : du côté du temps, l’enfance qui vous gratouille et pas qu’un peu ; du côté de l’espace, l’homme, isolé, à l’écart, écartelé. Et sans doute « Ken Avo », le long poème qui ouvre le recueil, une sorte de salut breton, donne-t-il cette impression d’être au bord de quelque part et à bord de nulle part, pris dans les rets d’une Bretagne qui se dessine et se dérobe, un pays pourtant déjà approché, foulé, quoique aussitôt refoulé ou presque. Le non moins long tableau suivant, « Marines », accentue cette idée de désir qui fout le camp juste quand on le touche, comme « l’œil bleu ciel, bleu d’acier/ Bleu fou lumineux » des « jeunes filles qui vont bras dessus bras dessous/Dans la rue principale », et puis hop qui se dissipe, d’un coup de strophe d’un seul :

« Sans trop savoir pourquoi, mais vrai

Les voilà fanées

Du jour au lendemain »

« L’Armor/Il est long à se déclarer ce pays […] Il faut s’y enfoncer s’y perdre/Comme dans l’amour justement ». Terre qui rime avec promise, la Bretagne est le port, le corps d’attache de Perros, mais un corps trop sensible, poignant, douloureux :

« Il faut que je te retire de moi, la Bretagne,

Que je t’arrache comme une grosse dent,

Que je me fasse mal, essayant

De m’oublier pour que tu vives

Sans moi, sans moi, qui ne peut plus te suivre

Dès lors que je t’aime au présent »

Corps qui finit, ou a depuis longtemps commencé de se confondre avec la femme qu’il va rejoindre, a déjà rejoint, hésite à rejoindre. Comme une moitié qui ne prendrait qu’à moitié. Ô brisement de l’âme de l’homme qui s’est « fait un non » et qui a dit oui !

« Une femme m’attendait

Je ne pouvais plus reculer

J’en serais mort, conscience en berne »

L’amour de Perros, l’amour chez Perros est un sentiment hautement mais tendrement ambigu, salement et proprement pas énonçable, à cheval sur l’amitié et la solitude, entre le masculin et la femme, le ras-le-bol d’être et de ne pas assez être, le marre d’avoir et de ne pas assez avoir, toujours au bord de la rupture, intransmissible :

« Elle lira sans doute ce texte

Que je ponds là dans son dos […]

Elle trouvera que je ne l’aime pas

Puisque j’écris ces choses

Elle pensera que je regrette

Ma salope de solitude ma chère et tendre ma pourrie

Elle me dira tu es libre

Elle ne comprendra pas tout à fait
L’amour est plus fort que la vie

L’amour est plus fort que la mort

L’amour est plus fort que l’amour »

On pourrait dire la même chose de sa poésie, des mots qu’il enfile, des phrases qu’il enquille. Alternance de « sauvage » et de « tendre », façon de balancer les hanches et puis, soudain, l’équilibre qui se fait, parfait, un cinquain réglé comme du papier à musique :

« Dehors les fils télégraphiques

Nerfs de l’espace aux mille sons

Sentinelles horizontales

Au long desquels mes notes brèves

Chantent leur frêle partition. »

D’aucuns diront que ce n’est pas de la poésie. Mais ce n’est pas que ce n’est pas de la poésie, et ça n’est même pas son contraire, c’est la poésie arrivée à son extrémité, au bord des mots, sur la presqu’île des choses, à la pointe du vers. Le sentiment que le physique vient d’accoster le métaphysique :

« Mais qu’est-ce que la poésie

Le proverbe ne le dit pas

Elle est peut-être je m’avance

Les sables ici sont mouvants

Elle n’est peut-être que ce qui ne s’oublie pas

Ce qui ne se découvre que les yeux fermés

Le jour et la nuit ensemble

Derrière une porte condamnée

Qui ne peut jamais s’ouvrir

Que si on ne la force pas »

Au-delà, c’est la mer, l’horizon, le bleu absolu, et, mais, aussi, la menace de tomber dans le vide :

« Le phare d’Eckmühl érigé

Comme un sexe ami des pêcheurs

Qui lance sa bonne lumière

Dans le ventre ouvert de la nuit

Quel hurlement

Quand la détresse prend la mer

Comme un mari fou les cheveux

De sa femme adultère. »

Il y aurait beaucoup à méditer sur ces portraits de pêcheurs « pas pressés » « qui se balancent comme des pingouins engoncés », la vision magnifique d’un autre, « fuyant », « qui se tait », « l’hameçon du ciel dans la langue ». La poésie de Perros n’est pas loin, son silence qui va avec, ses queues de vers qui ressemblent au sillage d’un bateau (« Le plus beau d’un navire, c’est son sillage », écrit Perros dans ses Papiers collés), quelque chose qui s’entend encore au bout du bout de la jetée, une fois que les mots ont été balancés par-dessus bord, comme bouteilles à la mer.

Mais… c’est peut-être là encore illusion. Car les « Marines » se terminent par un drôle de « Il faut de tout pour faire un monde/Autant en emporte le vent ». Et Perros de reprendre sa moto, d’enfourcher rapidement les mots : ce sont les « Gaietés lyriques », presque un autre monde, quelque part du côté de l’humour, sans doute pour éviter le nulle part. On distingue un homme qui bichonne sa voiture, on aperçoit des « enfants qui liment leur pouce » et puis il y a même « une grenouille bleue » qui

« Se mordait la queue

Au fond d’un lavoir

Allez donc la voir. »

La voir ? On ne demande pas mieux. Parce que la poésie est plus forte que la vie. Plus forte que la mort. Plus forte que la poésie.

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