Un monde sans rivage, roman documentaire, ou documentaire en roman, est l’exploration réussie d’une exploration ratée, une enquête détournée sur la mission des savants suédois Salomon August Andrée, Knut Fraenkel et Nils Strindberg au pôle Nord, en 1897. À partir d’un temps dont le nôtre est issu, mais auquel il ne ressemble déjà plus, Hélène Gaudy met en scène l’engloutissement, la remontée et la disparition des traces de l’histoire. Son enquête nous projette dans un temps où, peut-être, il ne sera même plus possible de rappeler leur effacement.
Hélène Gaudy, Un monde sans rivage. Actes Sud, 320 p., 21 €
C’est après sa déportation au camp de Terezín que l’auteur tchèque Hans Günther Adler écrivit que « tout plonge dans un monde sans rivage, qui ne tolère aucune définition et face auquel, comme beaucoup l’ont déjà dit, toute affirmation est une solitude, une île ». En dépit de son titre et de cette phrase en exergue, le sixième roman d’Hélène Gaudy ne reprend pas directement l’enquête d’Une île, une forteresse (Inculte, 2016) sur la déportation. Remontant le fil de la mission polaire « Andrée », dans un temps précédant les deux guerres mondiales, il en est a priori bien loin. Le monde que l’écriture déploie, le plus souvent à partir de photographies décrites et de documents remis en forme, nous est déjà anachronique, désuet comme un ballon dirigeable, aussi étranger à aujourd’hui qu’une banquise qui fond lentement. Un monde inconscient, où l’on ne connaît pas encore – même si le processus était déjà bien entamé – la destruction des hommes par la technique, l’exploitation démesurée de la nature, le détournement de la science, les trahisons du progrès.
Les explorateurs Andrée, Fraenkel et Strindberg, eux, croient dur comme fer à la possibilité de rejoindre le pôle Nord en ballon. C’est leur moment, c’est l’époque. Partis là où « le froid, comme le temps, n’a plus de bords », ils sont confrontés au danger, à la survie, à la possibilité de la mort, mais ils abordent leur périlleux voyage avec une nonchalance amusée, stupéfiante : « Message d’un pigeon voyageur intercepté dans le nord de l’Islande. Daté du 11 juillet 1897. Retrouvé en 1899. L’humeur est excellente. » Ils ressemblent aux innombrables Icare bravaches ou à demi fous qui, jusqu’à ce qu’on puisse tenir plus ou moins en l’air, dégringolèrent du ciel. Comme l’écrivait Pierre Senges dans ses jubilatoires Essais fragiles d’aplomb (Verticales, 2002), « l’histoire officielle ne connaît que l’ascension et les progrès incessants de l’aéronaval ». Avec une méticulosité qui nous défie de nous en moquer, Hélène Gaudy s’intéresse elle aussi au fiasco, à la cocasserie désespérante du manque de bol.
Ces trois Phileas Fogg suédois, dont le ballon s’écrase en pleine banquise, qui poursuivent leur expédition au sol, la finissent engloutis par la glace, et seront découverts plus de trente ans après, accompagnés des photographies prises par le troisième des larrons, ont dans leur obstination savante, dans l’écart entre eux et le monde, dans le vertige auquel ils nous confrontent – d’autant plus qu’Hélène Gaudy n’a pas eu à les inventer –, quelque chose de Don Quichotte, de Bouvard et Pécuchet, gauches funambules sur la ligne de crête qui sépare le génie de l’idiotie. Comme, plus récemment, l’aventurier Eugène Pertuiset d’Olivier Rolin dans Un chasseur de lions (Seuil, 2008) et le médecin Alexandre Yersin de Patrick Deville dans Peste & Choléra (Seuil, 2012), ils interrogent le rapport à l’obsession de la conquête, laquelle n’est jamais loin de l’enquête.
En 2018, Hélène Gaudy avait participé à un livre collectif tiré d’une exposition autour de cette expédition (Zones blanches. Récits d’explorations, éditions Le Bec en l’air). À partir de voyages sur place, dans l’archipel du Svalbard, de la lecture et de l’extraction du journal de bord, des images de Nils Strindberg, le roman d’aventures, dont on suit avec plaisir l’avancée, les détours, les accélérations, les ellipses, croise avec réussite le récit d’enquête. Mais l’intérêt d’Un monde sans rivage se trouve aussi dans le détournement constant de son action et de son investigation, avec une narration libérée de la figure toute-puissante d’enquêteur (on ne compte plus les tournures impersonnelles, les « on » et les « il faut »), mesurée (« peut-être que je me trompe »), voire faussement non investie dans son récit – elle est en fait partout. Hélène Gaudy fait aussi bâiller l’enquête en démultipliant ses objets, égrenant une panoplie de motifs, des missions polaires et aériennes à la mode des animaux empaillés, mimant en cela l’insatiable curiosité de Salomon August Andrée qui allait jusqu’à transcrire les tonalités des cris d’oiseaux. Enfin, en plaçant au centre du récit des figures périphériques, féminines, qui, quant à elles, furent oubliées plus de trente ans : Anna Charlier et Léonie d’Aunet, dont la postérité se plut à retenir seulement qu’elle furent respectivement la veuve éplorée de Nils Strindberg et la maîtresse répudiée de Victor Hugo, ou encore Bea Ususma, qui consacra sa vie à enquêter sur « Andrée ».
Au-delà d’une démarche qui rend justice – ce qui est déjà beaucoup ! –, Un monde sans rivage se distingue dans l’infinie banquise des récits d’enquête contemporains par une attention ingénieuse à des personnages qui, justement, voulurent ne pas être oubliés, qui firent tout pour « transformer leur vie en preuve, en souvenir », et devinrent à leur insu les protagonistes d’une histoire de conservation – leurs corps préservés dans la glace, leurs images sur la pellicule de Nils Strindberg. Le projet d’Hélène Gaudy semble, dès lors, moins porter sur une expédition ratée que sur l’organisation de sa mémoire, moins sur l’histoire que sur sa « traçabilité ». Le texte file la métaphore, la banquise à la fois île, forteresse, désert, mais aussi pellicule, surface de dévoilement. Tout fait écho, ciel, banquise, tout est vertigineux dans cet espace extrême et infini. Ni la neige ni la mort ne peuvent se regarder en face, les yeux brûlent – mais le désert blanc devient chambre noire, la glace retenant, comme des épaves, des images à développer.
Dans sa dernière partie (« Ce qui reste »), le livre formalise l’interrogation qui le traverse de bout en bout : vertigineuse aussi – Vertiges est un livre de W. G. Sebald, avec qui Hélène Gaudy partage, entre autres, une écriture à partir d’images et de voyages – la prise de conscience de la disparition, pas seulement des êtres et des choses, mais de leurs traces. Le paradoxe est que l’expédition « Andrée », véritable affaire en Suède, en a laissé beaucoup, un trésor de traces, les empreintes dans la neige remplacées par les notes et les photographies. On se souvient aussi d’Andrée, Fraenkel et Strindberg pour une autre raison : parce que, tels des captifs libérés de leur île-forteresse, ils sont des revenants.
« On éprouve souvent plus d’intérêt pour ceux qui s’éclipsent que pour ceux qui reviennent », écrit Hélène Gaudy. Comme les engloutis de l’histoire, les trois hommes n’auraient sans doute jamais passionné autant leur pays – et peut-être pas constitué le sujet d’un livre plus d’un siècle après leur mort – s’ils avaient « simplement » disparu. L’idée d’insérer cette possibilité dans le roman, féconde, mène à multiplier les scénarios, à produire de nouvelles fictions à partir de l’enquête. Si – puisque la fiction est souvent affaire de « si » – les corps et les images d’Andrée, Fraenkel et Strindberg n’étaient pas remontés à la surface, il eût été non seulement impossible de connaître leur histoire, mais aussi de rattacher notre monde au leur, de comprendre la continuité qui nous relie au temps des ultimes explorations. « Leur monde est mort bien après eux, mais il est mort dans leur sillage – et ce monde a été le nôtre. Celui qui vient n’a rien à voir, quelque chose s’est brisé. »
Pourquoi donc s’évertuer à donner cette mémoire à notre présent ? Parce qu’il y a « des histoires qui réveillent quelque chose dont on ignorait jusqu’à la présence ». Parce que cette hantise nous murmure quelque chose qui peut nous permettre d’avancer, ou au moins de cerner une faille. Enquêter est alors « un moyen détourné de fouiller en eux-mêmes, de gratter là où ils ne savaient pas qu’il y avait eu une plaie ». L’histoire de cette expédition, où des hommes ne chassent pas que des ours mais le monde tout entier, n’est pas étrangère à nos angoisses collectives : « on dirait bien que le blanc se perd, qu’à son tour il disparaît ». Dans l’interstice du temps des ballons, où triomphe la technique, où le progrès scientifique nourrit son emprise presque totale, l’aéronautique faisant ses premiers pas en même temps que la photographie, Hélène Gaudy saisit notre histoire, son mouvement qui nous a fait passer d’un monde à détruire à un monde à préserver : « Je ne cherche la clé d’aucune énigme, juste un point de contact : le seuil du lieu où leur histoire a commencé à se dissoudre dans le paysage ».
Mais qui se souviendra, non pas qu’il y a eu de la neige, mais que la neige a disparu ? Comment le retenir, quand la technique a désormais une emprise sur notre mémoire comme aujourd’hui ? Sans revenants, sans traces, sans trace de la trace, il n’y a que des disparus ; sans revenance, il n’y a que de la disparition. Un peu « comme si » Perec n’avait pas ajouté à La disparition son livre Les revenentes. La force diffuse et discrète d’Un monde sans rivage provient de cette concentration sur un processus mémoriel complexe, une sorte de redoublement de l’oubli – la possibilité, là encore vertigineuse, d’oublier qu’on a oublié. L’enquête ne comble rien. Elle constitue un levier pour raconter un rêve – celui d’un monde conservé dans la glace – et un cauchemar – un monde qui en est ou qui en sera privé, un monde dénué de contenant pour préserver sa mémoire. Entre les deux, nous reste une mémoire dormante. Dans son journal, Salomon August Andrée notait : « À peine sommes-nous au lit que nous entendons de nouveau le souffle d’une baleine, mais nous ne l’avons pas vue. »