Aurélien Bellanger : écrivain à la mode. Son dernier roman, Le continent de la douceur, n’échappe pas à la règle. Il s’agit de l’Europe, quoique le sujet soit au fond indifférent, tant l’auteur semble d’abord préoccupé par une mise à distance des enjeux politiques actuels.
Aurélien Bellanger, Le continent de la douceur. Gallimard, 496 p., 22 €
Aurélien Bellanger étant présent tous les matins sur France Culture, lire ses romans revient un peu à l’entendre plusieurs heures de suite sans que le présentateur Guillaume Erner vienne l’interrompre. Les amateurs adoreront. Pour les autres, on recommande de ne pas lire Le continent de la douceur plus de trois minutes par jour, durée de sa chronique.
Paradoxes, préciosité de style et aisance distanciée composent sa manière bien reconnaissable : « Il suffisait d’opposer le contour creusé des côtes européennes au dessin reposant sur d’autres sous-continents de l’Eurasie, de comparer cette succession de presqu’îles décharnées et de baies encrassées à la régularité du littoral chinois, qui dessinait un demi-cercle parfait, à la symétrie adamantine de l’Inde, au parallélogramme indéformable de l’Arabie, pour comprendre que l’Europe était un lieu de perdition. » Tout Bellanger est là. Le romancier « à thèse » passe son temps à se battre avec un poète refoulé. Ce combat défile sur un arrière-plan de fantasmes récurrents d’un livre à l’autre, à partir d’un portrait d’Européen né dans les années 1980 et encore stupéfait de constater que la fin de l’Histoire n’a pas eu lieu. Ce noyau premier donne un aspect perpétuellement rétro-futuriste aux romans de Bellanger. Le présent n’y apparaît que comme un futur mal réalisé. Il y a là une nostalgie pour ces mythologies des années 1980-1990, décennies convaincues de s’ouvrir à des futurs radieux dont Aurélien Bellanger a bien repéré le caractère enfantin. Partant de là, l’auteur passe en revue les signes les plus visibles de ces désillusions.
Dans Le continent de la douceur, c’est l’Europe. Aurélien Bellanger s’avère un bon fabricant de roman. Il y a du mystère, de l’aventure, des personnages attachants. Et une habile mise en fiction de l’époque, apprise à l’école de Houellebecq. Bellanger en est la continuation par d’autres moyens. Comme son roman parle beaucoup de mathématiques, on se permettra d’ailleurs la proposition suivante : Houellebecq – pornographie et réaction + attendrissement sur son propre style = Bellanger. Mais la férocité rétrograde de Houellebecq signalait encore un écrivain du XXe siècle prompt à descendre dans l’arène des passions politiques. Aurélien Bellanger élabore au contraire une neutralité plus présentable, la politique n’étant pas sa pulsion, mais son objet. Sur un mode géopolitique-fiction, son roman suit de tortueuses intrigues, tantôt mathématico-diplomatiques, tantôt entre entreprises et pays concurrents, mêlant histoire yougoslave et roman de formation.
Tout cela permet surtout à l’auteur de mobiliser et de faire s’affronter des discours idéologiques. Chaque personnage en représente un. Comme un roman à clé, le texte fait entendre le libéral Quentin-Pierre Stern (Bernard-Henri Lévy), l’économiste de gauche Paretti (Thomas Piketty), Griff le littérateur droitier (mixture de Renaud Camus et de Steve Bannon), et ainsi de suite. Deux jeunes hommes, Flavio et Olivier, incarnent des pentes nationalistes et europhiles. Ces prosopopées s’entrechoquent pour peser sur la destinée d’un État balkanique, le Karst, et, à travers lui, sur l’Europe. Derrière le nom géologique, on reconnaîtra la pente à naturaliser l’Histoire si présente chez Bellanger, notamment dans son maniement de l’impersonnel. Cette distance donne à ses romans leur patine mate et propre.
Le récit pourrait en rester à une sorte de pochade inspirée du Sceptre d’Ottokar mais l’auteur ensevelit son histoire sous un déluge d’analyses historico-politiques. Cette mise en scène de discours vise ici à produire des phrases, la vraie passion d’Aurélien Bellanger : « L’Europe était une aventure. Une sorte de complot sans auteurs et sans destination véritable. » Ou encore : « L’Europe c’était cela au fond : deux cents tribus en guerre réunies, occasionnellement, par des passions orientalistes synchronisées. » Pourquoi composer des romans alors qu’il est tellement plus simple de produire des aphorismes ?
Le talent de styliste dAurélien Bellanger s’accompagne d’un évident refus de prendre parti. D’où une structure consistant à présenter d’abord une longue stance très marquée politiquement puis, dans une lointaine fin de chapitre, à l’attribuer enfin à un personnage. L’exercice de ventriloquie du marionnettiste constitue le principal ressort du Continent de la douceur. Cette grande manipulation peut impressionner, ou évoquer un dompteur faisant sauter des lions dans un cerceau. Le style indirect libre domine de manière écrasante, et avec cette (auto)dérision caractéristique est attribuée à Griff la boutade suivante : « Les grands romans étaient écrits au style indirect libre. » La boucle se referme, achevant de bien faire comprendre au lecteur que derrière les grandes manœuvres ne se profile jamais qu’une plaisanterie.