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Martin Rueff signe avec La jonction un texte poétique, érudit et drôle, dont le lecteur est amené à circuler dans les langues et les textes.


Martin Rueff, La jonction. Nous, 224 p., 16 €


Plus qu’un recueil de poèmes, ce que La jonction n’est pas, Martin Rueff publie un livre où la poésie « ruisselle en deux toboggans », à l’instar des eaux du Rhône et de l’Arve qui se joignent à Genève, lieu qui dès lors « mérite un poème au titre disjonctif » : La jonction –  zeugma, en grec, au sens propre « le lien », mais au sens figuré « le joug ». Comme l’explicite l’extrait figurant en quatrième de couverture : « est jonction l’air qui sépare/en les unissant/le ciel et la terre », et le livre de Martin Rueff débute par une jonction, les « deux points », le signe typographique qui lui aussi sépare deux propositions en les unissant.

Le texte s’articule en trois parties, trois chants, pourrait-on dire : « L’amer fait peau neuve », « La Jonction » et « L’Enrouement d’Actéon », où alternent vers libres et prose poétique, et qui semblent reliés par le verbe « couler » : coule l’eau, coule le sang, coulent les esquifs des migrants sur la Mare nostrum – rebaptisée pour l’occasion Mare eorum, et c’est très certainement la leur, puisqu’ils y meurent –, coulent les langues aussi : latin, italien, français, anglais, dans un flot ou l’érudition le dispute à l’humour potache et place sur un pied d’égalité l’hendécasyllabe et le calembour (« Velpeau y a pensé »). Au vu du parcours intellectuel de Martin Rueff – critique, philosophe, traducteur, professeur de littérature dans plusieurs universités et dix-huitiémiste éminent –, on pouvait raisonnablement s’attendre à une certaine érudition de sa part, et, en effet, le texte est dense, les références nombreuses et parfois difficiles à sourcer.

Martin Rueff, La jonction

Rhône et Arve à Genève © CC/Schnäggli

Les références sont surtout hétéroclites, empruntant tout autant au lai d’amour courtois qu’au poème baudelairien (« En me penchant vers toi reine des adorées »), au film hollywoodien (« Les canons de l’Arve à Rhône ») ou à Audiard (…je ne parle pas, je ne chante pas, j’énonce…) et l’on peut trouver en exergue aussi bien Paul Valéry que David Bowie (incognito), Ovide ou William Carlos Williams… Rares sont ceux qui pourront toutes les percevoir dès la première lecture, mais là n’est pas l’important. Comme souvent quand il s’agit de poésie, il faut savoir lâcher prise et se laisser porter par ce flot, passer d’une image à l’autre en échappant à l’écueil de l’intellectualisation… et lire ces poèmes à voix haute ! Car c’est en entendant les sons, les syllabes qui se heurtent, s’épousent ou se répondent qu’on entre le mieux dans La jonction. Le voyage vaut le détour.

selon Varron

qui fut le bibliothécaire de César

negantur animae

sine cithara posse

ascendere

aux âmes il est refusé

de pouvoir remonter

sans cithare

(étrange panneau)

il faut bien dire

pour tout comprendre

que nous tombons

et que cette chute a pour nom

tombe

(d’où ici indéniablement, sur l’image

ton côté TOMB RAIDER

celui du Persée de Laforgue

or la tortue est animal

de résurrection belle

qui enterre ses œufs pour qu’ils éclosent

et hiberne seule et reclose

(il suo nome è Tartaruga

From Tartarea)

pour revenir – salut c’est moi.

Tortue et lyre sont instruments

de lutte contre la mort

et de retour de voix sauvage sur le seuil

et toi au moment de descendre

n’oublie pas s’il te plaît

de me rappeler

Trattenerti, volessi anche, non posso

Le Brun distingue trois types de lumière

souveraine glissante perdue

souveraine     glissante       perdue

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