La fiction, machine à délires

Dans Chimère, Emmanuelle Pireyre rivalise d’imagination avec le hasard et la science, investissant la folie du monde de sa folie propre, dans un récit tour à tour fantasque, angoissé, impertinent et drôle.


Emmanuelle Pireyre, Chimère. L’Olivier, 224 p., 18,50 €


Comme Alistair, la chimère d’homme et de chien dont elle fait un des personnages improbables de son roman, l’ADN littéraire d’Emmanuelle Pireyre est double. Depuis Comment faire disparaître la Terre (Seuil, 2006) et Féerie générale (L’Olivier, 2012), elle publie des fictions documentées, dans lesquelles elle glane puis recompose des masses proliférantes et hétérogènes de données récoltées en ligne. Mais elle s’inscrit aussi dans une tradition poétique qui détricote les machines à lisser le réel, dynamite le calibrage imposé par les éléments de langage, déconstruit le prêt-à-penser véhiculé par les novlangues de tout poil. Rien de pesant pourtant dans ce plastiquage dont l’humour est une composante essentielle et qui donne à son récit une vitalité réjouissante, entre ironie et délires débridés.

Dans Chimère, elle s’invente un personnage en forme d’alter ego : Emmanuelle, écrivaine, modèle de rationalité auvergnate et de professionnalisme littéraire. Emmanuelle aime la douceur des cheveux des enfants, les paysages scintillants et la subtilité psychologique des films de Rohmer. Pourtant, elle se retrouve coincée par la promesse d’écrire pour Libération un article sur les OGM et, de là, rapidement cernée par les histoires d’horreur. Il y a d’abord celles dont les enfants raffolent sans qu’on comprenne pourquoi, puis celles que des généticiens réalisent in vitro dans un laboratoire britannique où l’on bricole aussi des chats DIY, sans compter celles qu’imposent les lobbys pour forcer l’entrée du maïs transgénique dans les assiettes européennes.

Emmanuelle Pireyre, Chimère

Chimère, performance menée en 2016 au Théâtre de Saint-Quentin en Yvelines

Emmanuelle s’attelle bravement à son sujet : elle rencontre le biologiste Jacques Testart, qui la convainc de surmonter sa méfiance envers l’adjectif « citoyen », pourtant joliment galvaudé par les discours politiques et médiatiques. La voilà donc qui s’improvise hagiographe d’une « convention citoyenne », panel de douze personnes désignées par le sort pour incarner la démocratie participative européenne et réfléchir à des sujets tels que le nucléaire, les minorités, le terrorisme ou l’humour. Les Français, eux, doivent plancher sur le « temps libre ». Entre course en rafting, dîner paléolithique et travaux pratiques sur les transats de l’hôtel, la conférence réunit des individus que rien ne destinait à se rencontrer : des préadolescents, une psychanalyste voilée, un employé d’Amazon producteur de cannabis, un petit patron du bâtiment, lecteur attentif d’un manuel de Culture générale à destination des candidats aux concours de la fonction publique territoriale, ou encore une boulangère sélectionnée pour l’émission « Koh Lanta ».

C’est là qu’Emmanuelle fait la connaissance de Wendy, une Manouche préoccupée par le triste sort des gadjé. Venue chercher des malades dans le but de les guérir miraculeusement et de préparer la venue de Jésus-Christ, Wendy dicte à l’écrivaine une lettre recommandant à Dieu la candidature de l’Europe au titre de peuple élu. Emmanuelle, victime de sa fascination pour le peuple Rom, ses mystères et sa gastronomie à base de hérissons grillés, se plie sans conviction à l’exercice. Elle incite aussi les panélistes à solliciter l’expertise d’Arturo, anthropologue mexicain et amant négligent de Brigitte, la Dame à la Licorne de Saint-Quentin-en-Yvelines, qui se languit dans la solitude de son immeuble d’architecte. Jusqu’au jour où Brigitte reçoit par la poste un chiot du nom d’Alistair, lequel se révèle en grandissant une inquiétante créature, mi-chien mi-adolescent, à la sensualité troublante, douée de parole et experte en animés japonais.

De l’écriture poétique, Emmanuelle Pireyre garde la fantaisie et la rigueur, doublées d’une capacité à déboulonner les représentations et expressions toutes faites. De la fiction, elle fait une formidable machine à incarner les délires, qui lui permet de donner corps à des aberrations pour les pousser juste au-delà du vraisemblable. L’écrivaine découvre-t-elle lors de ses recherches qu’on fabrique en laboratoire des embryons associant des génomes animaux et humains, elle sort la chimère de l’incubateur, lui met un nœud doré autour du cou et en fait un compagnon pour Brigitte, qui a bien besoin d’un peu de fidélité canine, même affalée en peignoir sur le canapé. Les Européens se retrouvent à manger des OGM sans leur consentement et Arturo s’indigne de cet abus, qu’il compare au viol à l’épi de maïs d’un roman de William Faulkner.

Les panélistes donnent littéralement corps à la métaphore, et filent en Roumanie réaliser un mini-métrage pornographique, Sanctuaire collectif, afin de le projeter à Bruxelles. Il ne s’agit plus de discourir sur les problèmes : il est temps de les mettre en pratique. En pratique, les loisirs, cela consiste à matérialiser le droit à la paresse en barbotant au spa au lieu de préparer un powerpoint pour la conférence des 27. En pratique, une chimère n’est pas juste un amas de cellules sous l’optique d’un microscope, mais un être défiant les frontières des espèces et qui pourrait bientôt incarner le citoyen européen du futur.

Emmanuelle Pireyre, Chimère

Emmanuelle Pireyre © Patrice Normand

Le récit d’Emmanuelle Pireyre est celui d’une sortie du laboratoire. Les manipulations génétiques débordent le cadre confiné et censément étanche des paillasses scientifiques pour envahir les champs et la vie domestique. Les cauchemars prennent vie, du film d’horreur au snuff movie. Et ce qui vaut pour les expérimentations scientifiques vaut aussi pour les expérimentations littéraires. Avant d’adopter le chiot Alistair, Brigitte reçoit en cadeau une œuvre de l’artiste brésilien Eduardo Kak : un kit de petit chimiste permettant de fabriquer un OGM maison, en injectant dans une bactérie une séquence d’ADN modifié, dans laquelle l’artiste a encodé un poème de son cru. On produit ainsi un poème vivant. Mais, confinée dans sa boîte, la bactérie « fait vraiment trop misère sexuelle » et Brigitte, n’y tenant plus, finit par l’étouffer sous l’agar-agar.

Emmanuelle Pireyre, quant à elle, quitte le laboratoire un peu trop fermé des expérimentations poétiques pour investir littérairement l’espace politique et social. Elle se fait « écrivaine publique », se rend sur le terrain des conférences citoyennes, s’embarque dans un récit où elle se donne une place inédite. Cette position d’autrice « en contexte », elle l’occupait déjà dans ses activités de performeuse : avant d’être un livre, Chimère était une conférence-performance. Sur scène, l’écrivaine se dédoublait déjà en un personnage auquel le roman offre une possibilité d’incarnation alternative, dans le cadre d’une œuvre à géométrie variable.

Si Emmanuelle Pireyre s’embarque, c’est aussi dans la folie d’un monde contemporain instable et inquiétant, auquel la narratrice s’efforce pourtant d’opposer sa passion du rationnel. À force de maîtrise, elle en devient elle-même suspecte. Que penser du regard idéaliste et exotisant qu’elle porte sur les Manouches ? de l’érotisme trouble des scènes domestiques entre Brigitte et Alistair ? d’un spectacle de démocratie participative et d’expertise populaire qui semble avant tout destiné à séduire les médias et à réjouir les eurocrates ? d’une menace sourde, continue, qui explose à la fin du roman en scène de viol collectif et en dévoration dans l’hémicycle ? L’écrivaine control freak, passionnée d’enjeux techniques et politiques, de poésie et de comédies psychologiques, échoue – heureusement – à canaliser une violence qui la fascine.

Une des forces de l’écriture d’Emmanuelle Pireyre consiste à laisser planer l’ambiguïté, dans une ironie suspendue et subtile qui interdit le confort d’une lecture en toute bonne conscience. C’est que l’autrice continue de croire en la littérature, en sa capacité à rendre compte de phénomènes complexes et à contrer l’atomisation des savoirs, à défaire les représentations figées, à démentir les usages dévoyés de la langue et à passer le réel au crible d’un rire qui ne soit ni tranquille ni innocent.

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