Une des belles surprises d’une riche rentrée théâtrale est venue, à l’Espace Cardin (Théâtre de la Ville), de la première mise en scène par Alain Françon d’une pièce de Molière, Le misanthrope, de sa manière originale de transposer une « société de cour ».
Molière, Le misanthrope. Mise en scène d’Alain Françon. Théâtre de la Ville, Espace Cardin, jusqu’au 12 octobre. Théâtre national de Strasbourg jusqu’au 9 novembre
Qu’Alain Françon signe un grand spectacle ne constitue en rien une surprise. Qu’il se tourne pour la première fois dans son très long parcours vers Molière est plus inattendu. En tant que directeur de la Colline, il devait se consacrer au théâtre moderne et contemporain. Mais, à d’autres périodes, il a monté, dans le répertoire, aussi bien Feydeau que Goldoni. Plus explicitement dans le programme du Théâtre de Carouge, là où le spectacle a été créé, que dans celui de l’Espace Cardin, il dit s’être intéressé, avec Le misanthrope, à un « entre-soi politique », évocateur, par certains traits, de notre époque, de ce qu’il nomme « l’hiver des rapports humains ». Contrairement à beaucoup d’autres metteurs en scène, il ne pratique pas pour autant l’actualisation. Il a cherché un équivalent scénique à la contrainte de l’alexandrin, dans sa fidélité au texte si appréciée de Michel Vinaver ou d’Edward Bond.
D’entrée, la scénographie de Jacques Gabel crée l’ambiance. Une photographie de forêt enneigée, lumineuse ou obscurcie par les lumières de Joël Hourbeigt, ferme entièrement le plateau. L’espace scénique, au sol recouvert d’un damier noir et blanc, pourrait être l’antichambre d’un lieu de pouvoir. Seules deux banquettes, quelques sièges apportés, puis remportés, autorisent brièvement la position assise. Certaines entrées ou sorties, des appartements privés de Célimène et de sa cousine Éliante côté jardin, de l’extérieur de l’hôtel particulier côté cour, se font selon un ordonnancement bien précis.
Ces règles de l’étiquette, comme celles de l’alexandrin, ne sont pas respectées, contre toute attente, en costumes du XVIIe siècle. L’originalité tient au choix d’un contexte, éloigné par rapport à la pratique dominante de l’actualisation, mais encore proche, évocateur des débuts de la Ve République. La coupe et la longueur des vêtements féminins (de Marie La Rocca), le port des gants, le modèle des chaussures, correspondent à une mode qui impose une certaine tenue. Les changements au fil de la journée, selon les circonstances, relèvent aussi d’un usage daté de la garde-robe. À l’approche de la soirée apparaissent fleurs à la boutonnière et nœuds papillon. Seul Alceste porte toujours le même complet-veston peu élégant ; une unique modification intervient chez « l’homme aux rubans verts » : le passage d’une cravate émeraude à une noire, mieux assortie à son humeur.
Le choix de Gilles Privat dans le rôle titre reste indissociable du projet de monter la pièce. Alain Françon, qui a déjà beaucoup travaillé avec cet acteur rare, le savait capable de porter toute l’ambivalence, à ses yeux, du personnage : ridicule dans ses manifestations d’atrabilaire, mais animé d’une juste révolte. Dans le programme du spectacle, il fait référence au livre de Norbert Elias, La société de cour ; il insiste sur l’analyse de la mutation vers l’absolutisme opérée par Louis XIV quand Molière écrit la pièce. « La compétition de la vie de cour oblige les hommes qui en font partie à maîtriser leurs passions, à s’astreindre, dans leurs rapports avec autrui, à un comportement judicieusement calculé et nuancé » (Norbert Elias). En cela, Philinte (Pierre-François Garel) apparaît comme l’homme parfaitement adapté à cette nouvelle société, dans un juste milieu entre les excès d’Alceste et les vantardises d’Oronte (Régis Royer) ou d’Acaste (Pierre-André Dubey) sur leurs relations avec le roi, des allusions de Clitandre (David Casada) à sa présence au lever et au coucher du souverain.
« L’obligation de s’habituer à un commerce paisible avec ses semblables, la joute oratoire remplaçant le duel par les armes, exigeait un autocontrôle minutieux et compliqué » (Norbert Elias). Dès lors, les femmes pouvaient tenir pleinement leur rôle à la cour. Éliante (Lola Riccaboni), digne partenaire de Philinte, correspond à cet idéal. Célimène (Marie Vialle), elle, se laisse griser par le maniement du langage et par sa liberté nouvelle. Le plus souvent, ce personnage, interprété par Armande Béjart lors de la création, règne sur le trio féminin. Cette fois, la grande Dominique Valadié donne au rôle secondaire d’Arsinoé une présence inoubliable. D’une sobre élégance dans son long manteau, elle témoigne bien d’un « autocontrôle minutieux et compliqué ». De sa belle voix grave, elle fait entendre et sentir toutes les nuances du texte, sans jamais élever le ton, sans se départir de son apparence quasiment impassible. Elle est l’incarnation même de cette « société de cour », qui a si bien inspiré Alain Françon, qui lui permet de suggérer un autre « entre-soi » que celui du Louvre, puis de Versailles.