Partir, en portugais

Dans un livre paru en 2017 en Colombie et traduit ensuite en français, l’historien Luís Filipe Thomaz explore la complexité de l’histoire coloniale portugaise, remet en doute la stabilité de l’Empire et définit ses spécificités. Un essai majeur qui associe quatre continents, et propose une manière de faire de l’histoire « à tâtons ».


Luís Filipe Thomaz, L’expansion portugaise dans le monde (XIVe-XVIIIe siècles). Les multiples facettes d’un prisme. Édition révisée et augmentée. Trad. du portugais (Portugal) par Émile Viteau et Xavier de Castro. Chandeigne, 288 p., 14 €


Comment expliquer qu’un royaume maladroit, peu structuré, peu peuplé et sans tradition colonialiste, intimidé par l’Atlantique d’un côté et par la Castille – qu’il tente d’imiter à bien des reprises – de l’autre, presque une île à la dérive, devienne un empire aussi divers et vaste, « à l’échelle de trois océans et de trois continents » ? Comment ne pas tomber dans des raccourcis qui rendraient cette histoire facilement intelligible, dans des récits nationalistes insistant sur la gloire militaire des Portugais (ou dans des contre-récits de résistance, ce qui revient à confirmer par la négative ces mêmes récits) ? Qui sont les protagonistes peu héroïques et peu spectaculaires (même si cela dépend d’où l’on parle), violents par ailleurs, les casados à Goa et à Cochin, les bandeirantes à São Paulo et encore les jésuites, qui ont construit cette histoire ? Le chemin que prend Luís Filipe Thomaz – sans l’expliciter – est original : un lien semble exister entre cette précarité structurelle, selon lui inscrite dans l’histoire du Portugal (et qui s’opposerait à l’organisation et à la constance de l’empire espagnol), et la force de sa diffusion dans le monde.

Dès la première page, il est ainsi question de séparer l’empire et le peuple portugais de leurs pendants espagnols, dans lesquels les discours tendent souvent à diluer les premiers. Rien de cette indifférenciation ici, et l’un des intérêts de l’ouvrage tient à ce que Thomaz n’emprunte pas le chemin attendu, celui de la fascination portugaise pour des délires messianiques et apocalyptiques incarnés aussi bien dans la figure du roi Sebastião que dans les sermons de Vieira et dans la politique impérialiste de Manuel Ier ; ou encore dans le goût féodal pour la croisade, cristallisé par le chef-d’œuvre de la littérature portugaise, Les Lusiades. La comparaison fréquente avec l’Espagne permet à Thomaz de cerner d’autres spécificités portugaises, plus discrètes et parfois négligées par les récits officiels : le penchant pour la désorganisation, l’aptitude à la multiplicité, la disposition aux projets ratés ou abandonnés, à l’inachèvement, et le désir parfois inavoué de partir.

Luís Filipe Thomaz, L’expansion portugaise dans le monde (XIVe-XVIIIe siècles). Les multiples facettes d’un prisme

Afonso de Albuquerque © Museu de Arte Antiga, Lisbonne

Ces traits ne constituent pas pour Thomaz une essence mais découlent de l’histoire même : nous découvrons ainsi une façon de coloniser à l’espagnole, solide et terrestre, qui vise la domination massive et totale du territoire. Et, à côté, la manière portugaise : maritime, irrégulière, proliférante et sans but précis ; selon les mots du chroniqueur du Brésil Frei Vicente do Salvador, « préférant en arpenter seulement les côtes, tels des crabes ». Ainsi lisons-nous aussi la forme des villes coloniales espagnoles, orthogonales et centralisées autour d’une Plaza Mayor ; et celle des villes portugaises, plus éparpillées, anarchiques et labyrinthiques, « qui s’étirent en demi-lune suivant le contour d’une baie ». Ainsi que les tentatives ratées de conquérir les Canaries vers 1424 et 1425, le Maroc en 1437, le Sénégal en 1444, et la préférence pour des espaces moins peuplés (pour des raisons pratiques, donc) comme Madère et les îles du Cap-Vert.

L’argument se repère assez vite et annonce ce qui va devenir le sujet même du livre : l’histoire de diasporas plus ou moins spontanées et imprévisibles, dont les conséquences résultent souvent d’erreurs, de hasards et de malentendus. Un exemple assez drôle est l’arrivée de Vasco de Gama en Inde : « Gama prit des brahmanes pour des prêtres catholiques, pria dans les temples hindous qu’il crut être des églises et vénéra l’effigie de Kali en pensant qu’il s’agissait de la Vierge Marie ; après quoi il rentra au Portugal avec la nouvelle que l’Inde était majoritairement peuplée de chrétiens. » Un malentendu qui permit le soutien nécessaire du Conseil pour l’envoi d’une deuxième expédition en Inde en 1500. Ce qui conduit à un autre malentendu : cette expédition, commandée par Pedro Álvares Cabral, allait arriver d’abord non en Inde mais au Brésil… Le déficit perceptif s’aggrave : dès que Cabral, en compagnie d’un groupe de franciscains, arrive en Inde, « leur objectif n’était pas de convertir des païens au christianisme, puisqu’on pensait encore que les Indiens étaient chrétiens, mais de ramener à l’orthodoxie ces Nazaréens déchus, qui vénéraient des saints aux bras multiples, dotés de têtes d’animaux et de défenses de sanglier ! ». L’arrivée des Portugais au Brésil et en Inde s’accompagne ainsi d’un problème de communication considérable. La masse des détails, présentés de façon aérée, autour d’une histoire se déroulant sur un grand espace, nous offre un livre informé et agréable, et un argument difficile à contredire. En revanche, on aurait envie de poser une question à Thomaz : ce qu’il considère comme une spécificité portugaise, à savoir le penchant pour l’erreur, le malentendu, le ratage et la déstructuration, ne serait-ce pas une qualité humaine et, encore plus, l’avenir de toute entreprise humaine ?

Luís Filipe Thomaz, L’expansion portugaise dans le monde (XIVe-XVIIIe siècles). Les multiples facettes d’un prisme

Héordore de Fry, coupe du Bois. Brésil (Cosmographie, 1575)

Ensuite, l’histoire ne se réduit pas à ce qu’on connaît déjà de Gama et de Cabral. L’« expansion » serait autant l’œuvre du pouvoir institutionnalisé que d’individus plus ou moins déshérités : des marchands et des négociants qui n’ont rien à perdre, des femmes de l’orphelinat du roi, des voyageurs sans attaches familiales – souvent des initiatives individuelles ou faiblement collectives. Au détour de deux lignes, Thomaz évoque l’institution des casados (« mariés »), c’est-à-dire de soldats cherchant à épouser une femme indienne à Goa ou à Cochin, et à y commencer une nouvelle vie (je reviendrai sur la neutralité avec laquelle Thomaz traite de la violence de l’histoire). L’auteur inclut aussi dans cette liste les jésuites, même si les réduire à des « individus déshérités » est contestable. La spécificité du phénomène jésuitique, à savoir l’adaptabilité et l’ouverture des prêtres de la Compagnie de Jésus aux cultures hindoues et amérindiennes, s’inscrit dans un projet rigide d’évangélisation, patronné par la cour métropolitaine (notamment João III, comme le rappelle Thomaz). Vieira ne compte certainement pas, comme en donne l’impression Thomaz, parmi « les plus déshérités de ce pays », tant ce qui concerne ses ressources économiques que ses ressources intellectuelles ; c’est sa position ambivalente dans la pyramide du pouvoir qui surprend dans son projet.

Le parcours s’achève avec « le fils bâtard de l’empire », « le Nouveau Monde », « le fruit principal et sans pareil de l’expansion portugaise » : le Brésil. La nouveauté vient ici de la comparaison marquée entre le Brésil, l’Afrique et l’Inde. On découvre l’immense manque d’intérêt initial de la cour portugaise pour le Brésil, dans le cercle de Manuel Ier et parmi les marchands de Lisbonne, pour qui l’Inde restait un paysage plus attirant et plus riche. On découvre qu’il n’y pas eu de volonté d’inventer un nouveau système d’exploitation, et que le modèle du paiement du quint à la Couronne était exactement le même que celui utilisé auparavant en Guinée. De la même façon, le modèle des capitaineries héréditaires, un vestige féodal, avait déjà été adopté dans les îles du Cap-Vert, de São Tomé, de Madère et des Açores. On apprend aussi que l’importante chronique du Brésil de Frei Vicente do Salvador, écrite en 1627, est restée manuscrite jusqu’en 1889. Il fallut donc attendre certaines circonstances pour que l’indifférence disparût : la découverte du bois-brésil, la compétition avec d’autres envahisseurs (notamment français), le succès de l’économie sucrière et la découverte des mines d’or à la fin du XVIIe siècle, qui déplace le peuplement vers l’arrière-pays. Le Brésil voit dès lors l’arrivée de marchands attirés par les avantages économiques, de nouveaux chrétiens à la recherche de liberté religieuse, d’esclaves arrachés à l’Afrique de l’Ouest, les lançados, des entradas dans le Nordeste et des bandeirantes au Sud. À l’horizon, ce sera la cour elle-même, comme on le sait, au début du XIXe siècle, qui s’installera à Rio pour fuir les troupes napoléoniennes. Les multiples facettes d’un prisme reflète donc la tentative, moins de donner une cohérence à un phénomène historique, que d’esquisser sa complexité.

Luís Filipe Thomaz, L’expansion portugaise dans le monde (XIVe-XVIIIe siècles). Les multiples facettes d’un prisme

Açores, gravure de Pierre Duval (1661) © Collection personnelle Michel Chandeigne

Le résultat est un livre érudit et multiple, au carrefour de l’histoire politique mondiale, de l’histoire économique, de l’histoire naturelle et de l’histoire de ceux qui ne sont souvent pas retenus par l’histoire. On peut être intrigué par la neutralité de certains passages et de certains mots (comme « encadrement de la population native » ou « importation » quand il est question d’un esclavagisme massif ; ou « expansion » pour un génocide) : le ton désaffecté efface-t-il la violence de l’histoire ou au contraire, plus subversivement, la renforce-t-il ? On peut s’étonner également de l’absence de la parole de ces déshérités, qu’on aurait souhaité entendre davantage. S’en trouverait amplifié le sens du mot partir (qui comporte, selon Thomaz, une « manière portugaise d’être dans le monde »), verbe dont il est dommage de réduire l’usage à des circonstances économiques alors qu’il s’agit aussi d’un besoin humain. On aurait encore voulu déplacer un peu le point de vue, ou plutôt l’élargir : si les bandeirantes peuvent être vus comme des déshérités négligés par l’histoire portugaise officielle, ils constituent pourtant le mythe fondateur, voire institutionnel, de São Paulo, un monument imposant face au Parc Ibirapuera leur étant dédié : un nationalisme déplacé dès lors qu’on se souvient, comme Thomaz, que la motivation majeure des bandeiras était la chasse aux Indiens. Il est impossible d’étudier l’histoire du Brésil sans passer par eux et ils sont loin d’avoir été négligés par l’histoire, surtout si l’on compare leur histoire avec celle d’autres indifférences.

Enfin, en ce qui concerne la mise en récit du savoir, on est moins convaincu par l’effet totalisant de « la brillante synthèse » annoncée sur la quatrième de couverture que par une écriture elle-même proliférante, qui avance, pour utiliser à nouveau la métaphore de Frei Vicente do Salvador, « telle des crabes ». C’est la grande qualité stylistique du livre de Thomaz : à plusieurs reprises, l’historien émet des hypothèses qu’il ne développe pas (abondent les « quoi qu’il en soit », les « en tout cas ») ; il laisse des détails de côté (sur, par exemple, les expéditions commerciales au Maroc, de la part d’Afonso V, au long du XVe siècle ; sur la liste des privilèges accordés par Duarte Ier à la noblesse pendant son règne, de 1433 à 1438 ; ou sur l’occupation initiée par Paulo Dias de Novais en Angola à partir de 1581) ; et il expose des lacunes et des incertitudes : qu’envisageait exactement l’infant dom Pedro à Ceuta vers 1426 ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’expéditions au cap de Bonne-Espérance jusqu’à la fin du règne de João II en 1495, alors que Bartolomeu Dias en avait déjà réalisé en 1487 et 1488 ? Sur quoi reposait le soupçon de João II s’agissant de l’existence de terres dans l’Atlantique ?

L’expansion portugaise dans le monde ouvre ainsi deux voies intéressantes. La première, politique, est de dissoudre par l’écriture une solidité impériale qu’on pouvait attribuer au Portugal et qu’on retrouve encore dans les livres d’histoire de ses anciennes colonies, en Afrique ou au Brésil. Par la fragilisation et la déstabilisation d’une ancienne autorité, le livre présente des récits subtils où sont reconnues l’imprévisibilité de l’histoire et une forme de bêtise de la part de tous ses agents. « La cour portugaise », comme le dit Thomaz à propos de la prise de Ceuta en août 1415, « ne semblait pas avoir de plan défini et cohérent. » Qu’on doive ou non pardonner certaines bêtises, ce serait une question à poser. La deuxième voie passe par une perception constructive, voire tendre, de la précarité ; car le récit et la thèse de l’auteur s’accordent à l’art qui soutient son propos : le projet d’une écriture de l’histoire « à tâtons », à la manière des crabes ou, pour ainsi dire, en portugais, au sens fort que Thomaz donne à cette expression.

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