Nombreux sont les classiques étrangers, de Kafka à Orwell, en passant par Sterne, Cooper et Stevenson, à connaître une seconde jeunesse en repassant sur le métier du traducteur. L’un des derniers à bénéficier de cette cure de jouvence assurément providentielle, c’est Edgar Allan Poe. Dans son cas, pourtant, on pensait que la traduction de ses nouvelles par Baudelaire était l’exception qui confirmait la règle, en raison de son caractère d’emblée définitif et comme absolu. On imaginait le « Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur » entrevu par Mallarmé à jamais entré dans le panthéon des intouchables. « Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change. » On se trompait, et il faut savoir gré à Christian Garcin et Thierry Gillybœuf, les deux maîtres d’œuvre du chantier Poe aux éditions Phébus, d’avoir osé bousculer ainsi la statue du Commandeur.
Edgar Allan Poe, Nouvelles intégrales. Trad. de l’anglais par Christian Garcin et Thierry Gillybœuf. Phébus, tome 1 (1831-1839), 432 p., 27 € et tome 2 (1840-1844), 384 p., 26 €
On doit à Christian Garcin un ingénieux essai intitulé Borges, de loin (Arléa, 2018), dans lequel il se fait mimétique, multipliant les circonvolutions, digressions et autres façons de se tenir à distance de l’écrivain argentin, avant de se résoudre à l’aborder. En écrivant pour cela tantôt « sur » Borges, tantôt « autour de Borges, à côté de lui, pour lui – ou par lui ». En tournant longuement autour du labyrinthe, l’un des mots clé de l’œuvre, des citations, fausses pistes, correspondances, équivoques, dénégations, symétries abusives et généralisées, jeux de miroir, etc., qui constituent la trame imaginaire et structurelle de l’œuvre. En adoptant, en définitive, la démarche oblique du crabe, qui vaut, finalement, à Garcin de s’interroger : au terme de tous ces détours, s’est-il, oui ou non, approché du cœur du labyrinthe, là où est tapi le Monstre ? Et si oui, parviendra-t-il un jour à s’en extraire, à en sortir vivant ?
Rien de tel ici. C’est même tout le contraire, tant le Poe de Garcin, qui est aussi celui de Gillybœuf, se veut un Poe de près – mimétisme, là encore, mais d’une tout autre espèce, tant l’animal Poe, que Borges prisait par-dessus tout, soit dit en passant, commande qu’on le suive à la trace, sans chercher à le piéger. D’où ce Poe net et sans bavure, tranchant comme jamais, d’une sophistication brutale, abordé de front, résolument entier et carrément dépouillé des oripeaux « gothiques » dont l’affublent et l’accablent trop souvent ses adorateurs, de ce côté-ci de l’Atlantique. Sans que pourtant manquent à l’appel caveaux, labyrinthes (encore et toujours), fosses, chats noirs, doubles et crimes à dormir debout. C’est que la traduction, ici, se veut résolument placée sous l’égide d’une « littéralité contrôlée », sans collage ni effacement, « tournée vers l’original » — à défaut d’être cet original, selon la « défectivité » inhérente au genre traductif, telle que l’avait bien comprise Antoine Berman. Au plus près de la lettre du texte, tout contre la dimension historique et politique de l’existence de l’écrivain né en Virginie, dans le sud des États-Unis, donc, avec les préjugés et les biais y afférents. Dimension peu souvent mise en évidence, tant elle cadre mal avec le désir de construire, de toutes pièces quasiment, un Poe au besoin français, voire européen ou universel, mais en tout cas trop rarement américain.
Au plus loin, par voie de conséquence, de l’image toute faite de Poe, qui a longtemps fait écran à sa réception fidèle, objective et donc sincère. Un Poe macabre, ténébreux, démoniaque, on exagère à peine, « sur-baudelairisé », en somme. Mais pas par la faute de Baudelaire, comme s’empressent de le pointer les deux préfaciers, prompts à absoudre le maître de crimes qui ne lui incombent pas. Baudelaire colle au texte de Poe, sans s’en éloigner, laissant ce soin à ses épigones ; sa traduction est littérale, belle parce qu’elle est celle d’un immense poète français. Reste que, si elle sublime maintes imperfections d’origine, elle date quand même d’un siècle et demi, et que, surtout, Baudelaire est loin d’avoir traduit toutes les nouvelles.
Or, seule l’intégralité, l’exhaustivité, permet de se faire une idée aussi juste et complète que possible de la trace laissée par un écrivain, ressaisi dans la totalité du mouvement de son œuvre, hors de toute reconfiguration a posteriori. Un Poe très largement, et presque foncièrement « grotesque », plutôt que trop commodément « fantastique », tel est le résultat que visent les deux traducteurs. Un Poe d’humeur et d’humour, s’en prenant à ses contemporains, qu’il tourne en ridicule sous le masque grimaçant et crypté de la fiction. Mais encore un Poe étonnamment sobre (on ne dira pas dégrisé, car c’est à peine s’il buvait, moins tout au long de sa vie qu’un Américain moyen ayant réussi ne le fait en six mois, selon le mot prêté à George Bernard Shaw), savant voire érudit, scrupuleux dans ses rêves les moins incarnés comme dans ses allusions les plus topiques. C’est ce qu’ils expliquent longuement dans la préface au premier volume, paru en 2018. Une préface très éclairante, comparable à la « note d’intention » chère aux metteurs en scène. C’est qu’il s’agit, comprend-on, de mettre en scène un tout autre Poe que celui popularisé par la légende qui court sur l’écrivain de Baltimore, prétendument alcoolique et opiomane. Légende noire, pour le coup, que la mort du poète, dans des circonstances pour le moins étranges et jamais élucidées à ce jour, n’aura fait que renforcer. Qu’il soit tout de même permis, à ce stade, de faire observer que cette « débaudelairisation » aux allures de dédiabolisation, les spécialistes français de l’œuvre de Poe, Claude Richard et Henri Justin en tête, n’ont pas attendu pour la mettre en œuvre.
Tel est en tout cas l’objectif affiché. À cet égard, la nouvelle qui ouvre le recueil, « Pourquoi le petit Français porte sa main en écharpe », en est à la fois la pire et la meilleure des illustrations. La meilleure, car l’intrigue, fort mince au demeurant, relève de la farce la plus grossière, s’avérant à ce titre idéale pour tourner le dos à l’image d’Épinal. La pire, car, censée reproduire le brogue – l’accent – irlandais, elle est rédigée dans une langue largement agrammaticale et à l’orthographe approximative, reprenant, pour ne rien gâter, la désopilante tradition des « malapropismes » chers au XVIIIe siècle anglais (pacha pour penchant, etc.) — ce qui fait que le lecteur bute plus d’une fois sur les mots, ainsi que sur la compréhension d’ensemble. Le strict parti pris éditorial adopté – l’intégrale des nouvelles, rendues dans leur ordre de parution chronologique, sans déroger une seule fois à la règle – exigeait cette première place, à l’entame du deuxième volume, mais, franchement, pour une entrée en matière, c’est un peu hard. D’autant plus que, tentative non couronnée de succès, Poe n’eut plus jamais recours par la suite à ce genre d’écriture « à accent ». Heureusement, toutefois, la nouvelle ne fait pas plus de trois ou quatre pages. En outre, par-delà la volonté, imparfaitement aboutie, de Poe de se rattacher à une tradition, celle de l’humour de l’Ouest américain, qui se gausse des prétentions en matière amoureuse des Français (ainsi que de la stupidité prêtée aux Irlandais), on pourrait y voir, en poussant certes un peu loin le bouchon, un soupçon de malice à l’égard de ses traducteurs d’aujourd’hui et de demain. Aimer, faire sa cour, se méprendre, serrer la main (de la femme, du rival ou de l’écrivain) trop fort, au point d’en faire de « la compote de fraise », ne sont-ce pas là des gestes, une démarche dans laquelle tout traducteur, de près ou de loin, pourrait se reconnaître ? Mais, qu’on se rassure, le Poe de Garcin et Gillybœuf ne porte ni attelle ni écharpe !
Il vole de ses propres ailes, plutôt, ou disons qu’il coule vraiment de source. C’est vrai de ces grands classiques que sont « Le scarabée d’or », « Une descente dans le Maelstrom », « Le masque de la mort rouge », ou bien encore « Les crimes de la rue Morgue ». On remarquera, s’agissant de ce qui passe pour le premier récit policier de l’Histoire, que les crimes y sont restitués à leur pluriel d’origine, en lieu et place de « l’assassinat de la rue Morgue », crime unique, donc, comme l’avait proposé Isabelle Meunier, première traductrice et véritable introductrice de Poe en France, par l’intermédiaire de laquelle Baudelaire avait eu connaissance de l’œuvre de son frère d’armes. En revanche, remplacer le baudelairien « Le cœur révélateur » par le trop clinique « Le cœur divulgateur » ne s’imposait franchement pas. À cet égard, les notes, nombreuses et fouillées, se révèlent d’une consultation aussi passionnante qu’indispensable pour qui souhaite comprendre dans leur épaisseur philologique, culturelle et historique la réalité, qui est aussi une difficulté, souvent effroyable, des « translations » opérées. Autre passage, ouvertement méta-poétique celui-là, présidant à la confection du célèbre « Portrait ovale », proto-wildien dans ses implications. Où la vie du modèle lui échappe, pour glisser tout entière dans le tableau du peintre, copie désormais dotée de l’animation, du souffle, qui ont déserté l’original. L’occasion, on ne saurait y couper, de juger sur pièce les versions en présence. Voici la chute de la nouvelle selon Baudelaire :
Et, quand bien des semaines furent passées et qu’il ne restait plus que peu de chose à faire, rien qu’une touche sur la bouche et un glacis sur l’œil, l’esprit de la dame palpita encore comme la flamme dans le bec d’une lampe. Et alors la touche fut donnée, et alors le glacis fut placé ; et pendant un moment le peintre se tint en extase devant le travail qu’il avait travaillé ; mais, une minute après, comme il contemplait encore, il trembla, et il fut frappé d’effroi ; et, criant d’une voix éclatante : « En vérité, c’est la Vie elle-même ! » il se retourna brusquement pour regarder sa bien-aimée : — elle était morte ! »
Et voici la même chute d’après Garcin et Gillyboeuf :
Lorsque plusieurs semaines se furent écoulées, alors qu’il ne restait plus grand-chose à faire pour terminer le travail, juste une touche de pinceau sur les lèvres et une teinte sur l’œil, l’esprit de la jeune femme vacilla comme la flamme à l’intérieur de la lampe. Alors le coup de pinceau fut donné, la teinte déposée, et pendant un moment, le peintre demeura fasciné par le résultat. Mais peu après, comme il contemplait encore son œuvre, il blêmit, puis trembla et, horrifié, il se mit à crier à haute voix : « Mais ce tableau est la vie même ! Alors, il se retourna pour regarder sa bien-aimée : elle était morte ! »
Sur une portion de texte aussi courte, convenons-en, les différences ne sautent pas aux yeux – suffisamment, cependant, pour qu’on note chez nos contemporains un phrasé plus rigoureux dans sa chronologie, car scrupuleusement attaché à nommer avec toute la précision requise, qui est aussi une imprécision, la « fascination » même, saisie dans son objet comme dans sa traduction en acte. Car tout est passage.
Moins connues, il est de véritables pépites qui gagnent à l’être, comme la nouvelle – mais, au fait, sont-ce des nouvelles ? Poe parlait de tales, lesquels, en vérité, ne sont pas des contes, mais plutôt des récits – sur laquelle prend fin ce deuxième et avant-dernier volume. Dans « De l’arnaque considérée comme une science exacte », l’humour à froid, très poker face, pince-sans-rire, de Poe brille de tous ses feux. On s’y trouve plongé dans un univers bureaucratique autant que commercial, pour des transactions dont la coloration absurdiste se situerait quelque part entre Kafka, Buster Keaton, l’homme qui ne riait jamais, et Herman Melville, autre grand nouvelliste américain, lui aussi fasciné par le personnage de l’escroc, de l’homme auquel ne surtout pas accorder sa confiance. Déceptivité, ce fil rouge qui, de proche en proche, traverse toute la fiction américaine, jusqu’à Pynchon et Roth, et dont Poe est le cœur battant.