La remontée des corps

Les échappées, deuxième roman de Lucie Taïeb après Safe (2016), se laisse peu saisir et c’est là sa force. Les personnages apparaissent et disparaissent, se superposent, se transforment. Oskar et sa sœur habitent avec leur parents une maisonnette au bord d’une voie de chemin de fer désaffectée. Au cœur de l’été, le jeune garçon s’éprend de Corinne, apparition mystérieuse qui laisse peu à peu place au vide et à l’angoisse. En parallèle de ce récit initiatique fragmentaire, une voix de radio, celle de Stern, alerte le monde d’une menace à venir. Petit à petit, tout (s’)échappe.


Lucie Taïeb, Les échappées. L’Ogre, 171 p., 18 €


Les échappées est un roman qui se meut entre les corps et jamais ne les fige. Lucie Taïeb les fait trembler de désir et de peur, s’épuiser pour reprendre vie. Si certains de ces corps ont des noms (Oskar, Corinne), des fonctions (sœur, père, mère), jamais ils ne se laissent saisir tout à fait, ni dans une présence ni dans un effacement. Le récit s’accorde à leurs mouvements, leurs écarts fragiles et leurs déséquilibres soudains, à l’image de celui d’Oskar qui s’éprend au début du récit du corps animal de Corinne : « L’enfant Oskar quant à lui est ailleurs, il suit, le long des rails, la fille aux mollets griffés, la fille des gens, ses cuisses bistre, son teint d’olive et ses yeux verts pailletés d’onyx. Elle a le nom et l’odeur du lapin, conil, Corinne, elle palpite comme lui, on la caresse pareil. » Aimanté par le corps de cette jeune fille, ses couleurs et ses effluves, Oskar s’avance, happé, découvrant son désir fou et insufflant dans la première partie, « L’été », une force vive et croissante que l’écriture de Lucie Taïeb parvient à saisir, tout comme elle sait, plus tard, se fondre dans son effacement et son amenuisement progressif.

Lucie Taïeb, Les échappées

Lucie Taïeb à Paris (septembre 2019) © Jean-Luc Bertini

Les échappées se construit avec délicatesse autour d’intensités variables, d’alternances complexes, d’éclats de force et de faiblesse. La marche linéaire et horizontale d’Oskar le long des rails d’un chemin de fer désaffecté se superpose subrepticement au mouvement d’une noyade mystérieuse, dont on comprend qu’elle est celle de sa sœur : « C’est alors qu’au bord de l’eau, la barque vacille. Le père d’Oskar tient la rame, et il y a au fond de la barque un corps chaud et blotti, une robe d’été, un sommeil enfantin, il y a ce que nous ne saurons jamais. Les images sont floues, ou peut-être avons-nous fermé les yeux ». La disparition soudaine de la sœur, concomitante avec celle de Corinne, tend à fondre les deux personnages en un seul, accentuant le trouble du récit. L’éveil du désir pour une fille venue du dehors devient peut-être celui d’un frère pour une sœur disparue, tuée peut-être, entre autres — tout tremble dans Les échappées —, par le père.

Le mouvement de noyade, doublé de l’image du lent vacillement et de « l’agonie minimale » d’un frère et d’une famille, se sur-imprime à celui, plus énigmatique encore, d’une société qui se noie dans le travail. Le personnage de Stern, qui n’a en apparence pour corps que sa voix en surplomb dans le récit, porte à travers le transistor la menace de l’effondrement. Personnage en lutte, tout à la fois poétique et politique, figure de l’« insubordination », Stern, comme une étoile, incarne une temporalité intermédiaire entre le passé et le présent. Figure de rêve et de science-fiction, impalpable mais puissante, elle structure le récit comme les vies de celles et ceux qui l’écoutent, aimantés. Stern, lanceuse d’alerte ambivalente, ouvre en poète et en femme une forme d’ailleurs, espace de résistance et de révolte face aux corps des travailleurs qui successivement s’effondrent et résonnent en filigrane avec notre monde : « Ils s’effondraient, puis éloignés des unités de performance se reposaient en un lieu clos, à l’abri des regards, se requinquaient, avant d’être replacés, un peu plus tard, un peu plus loin, avec pour prix de ne plus jamais pouvoir parler ni revoir ceux qu’ils avaient aimés. Un effondrement était, disait-on, “comme la mort”. Un effondré, dont on détournait le regard, cessait d’exister au moment même où, à la question rituelle “Tout va bien ?”, il avait répondu “Non.” »

Lucie Taïeb, Les échappées

Le drame politique d’une société qui se meurt de faim et de folie se noue, sans que cela soit formulé tout à fait, à celui, intime, d’une famille. Dans l’un comme dans l’autre, des figures de femmes lumineuses (Stern, Corinne, la sœur et la mère d’Oskar) se trouvent peu à peu menacées, écrasées, mais résistent, ouvrent des portes et tentent de se soulever. La mère d’Oskar est peut-être celle qui s’échappe et s’éveille le plus nettement dans le récit. Sa fonction maternelle se trouble à mesure que l’identité de son fils et celle de sa fille vacillent : « Elle ne recouvre pas ses esprits. Elle ne revient pas à elle. Vient, à la place, quelque chose de terrible. Un doute qui ne devrait pas pouvoir exister. Si l’une de celles qu’on traîne à la mare et qu’on y noie – qu’on y noie ? –, si l’une de ces deux-là n’était pas de sa chair. Et ne pas le savoir. Ne pas savoir si cette enfant-là : de sa chair. Ne pas savoir si mise au monde, aimée, gardée, si aimée sauvagement, comme on aime ce qui de sa chair ou de son sang, ou arrivé là, ou soudain sans explication : sauvagement aimé. »

Lucie Taïeb, dans les incertitudes et les troubles qu’elle saisit à travers ses personnages et qu’elle associe à leur énergie et à leur pouvoir d’action, donne corps à la violence la plus intime. Les échappées égare le lecteur et le dérange. Les répétitions, les pages à demi blanches, les interrogations et les brouillages d’identités se nourrissent de la force de passages plus clairs et plus engagés. Condensés, éclats discrets mais coupants de vérité, certains se détachent et résonnent au-delà du texte, véritables détonateurs contre le mensonge et l’oubli : « Le problème des corps, c’est qu’une fois noyés, ils remontent ».

Face aux mouvements de chute, d’engloutissement et de vacillement des personnages, Les échappées s’éprend de la force de la fiction qui laisse peu à peu entrevoir des ouvertures poétiques et politiques, des lignes de fuite, où les corps, les images et le langage affrontent les secrets et savent transformer les silences.

Tous les articles du n° 88 d’En attendant Nadeau