Souvenirs de la maison close

La maison ne se présente pas comme un roman mais comme une enquête ou un documentaire sur des bordels berlinois. « Infiltrée » dans le monde de la prostitution en Allemagne, Emma Becker est rebaptisée pour l’occasion Justine. Le clin d’œil à Sade est un peu gros, certes, mais elle tient à retracer son expérience et son intérêt ancien pour les prostituées, par la littérature : Zola, Maupassant, Calaferte, dont elle cite Septentrion et La mécanique des femmes.


Emma Becker, La maison. Flammarion, 370 p., 21 €


On a beaucoup insisté, Emma Becker la première, dans des interviews mais aussi dans la trame même de ce livre, sur cet acte, en effet remarquable, sur la gageure que représente d’exercer le métier de prostituée, a fortiori dans un pays dont on ne maîtrise pas parfaitement la langue – cette question est un sujet à part entière de La maison. Mais l’auteure est protégée, elle le sait et le rappelle régulièrement, par la loi d’une part, puisque la prostitution est légale en Allemagne, d’autre part parce qu’elle reste « de passage ». Sans doute, cela change tout. Pas de frisson de l’interdit ou du danger, ou bien de manière fugitive. C’est en musique qu’Emma Becker nous invite dans sa « maison ». On aura du mal à trouver une cohérence d’ensemble aux nombreux titres qui ouvrent certains chapitres, ce qui n’empêche pas de souligner la qualité de cette playlist. Coquetterie ou nécessité, on ne sait, même si l’auteure évoque à plusieurs reprises ce que la musique peut avoir de réconfortant pendant le travail.

Emma Becker, alias Justine, est donc en train d’écrire un livre, elle ne cesse de le rappeler. Alors, évidemment, elle verse parfois dans la posture, celle de la fausse pute qui a un livre à écrire, prend des risques, vient d’ailleurs. Sa façon de s’abriter derrière ce qu’elle appelle sa « posture d’écrivain » est agaçante à maints égards. On est parfois tenté de refermer ce livre qui joue des attentes sans doute un peu voyeuristes du lecteur : un livre qui tapine. Et certaines maladresses stylistiques – Emma Becker n’a pas, loin s’en faut, le sens et le rythme du dialogue – ne remédient pas à l’agacement ou à la lassitude qui nous gagnent parfois.

Mais ce qui la sauve de toute caricature, et, plus important encore, de toute condescendance, c’est la conscience aiguë de sa place. Certes elle remarque ici ou là, peut-être un peu naïvement, que « la frontière entre le journalisme et la littérature est finalement ténue », mais elle manifeste également une lucidité vivifiante sur l’entreprise dans laquelle elle s’est volontairement embarquée, en ajoutant aussitôt : « Aussi égocentrique que la profession puisse l’être, elle n’arrive pas à la cheville du narcissisme qui boursoufle un écrivain comme moi, incapable d’écrire sur qui que ce soit d’autre que lui-même. »

Emma Becker, La maison

Scène de bordel, par le Monogrammiste de Brunswick (1537)

Emma Becker ne produit pas un discours sur la prostitution, et les seuls moments où on peut lire, dans La maison, un point de vue sur la société, ce sont les moments où elle fait remarquer, souvent rapidement, que la prostitution est pour certaines femmes une manière d’arrondir leurs fins de mois, tout en rappelant le rapport des prostituées à l’argent, à la dépense, à une liberté totale, qui explique l’envie et la jalousie que suscitent ces femmes. Il n’y a pas de victime dans le roman d’Emma Becker, les femmes ont choisi – certes par nécessité économique, mais quel métier n’obéit pas à l’injonction économique ? – et il n’y a rien de dégradant dans le fait d’être une prostituée.

Cette idée, que Virginie Despentes a si bien défendue dans King-Kong Théorie, n’a rien d’original. Pas plus que de raconter ce qui peut se passer dans une chambre entre une pute et son client. Quelques anecdotes émaillent le récit d’Emma Becker, mais elles ne sont précisément que des anecdotes. Il faut alors faire un pas de côté. Et l’auteure nous y encourage : « Ceci n’est pas une apologie de la prostitution. Si c’est une apologie, c’est celle de la Maison, celle des femmes qui y travaillaient, celle de la bienveillance. On n’écrit pas assez de livres sur le soin que les gens prennent de leurs semblables. »

On peut trouver racoleurs le sujet et surtout la façon de le présenter : c’est le roman de la rentrée dans lequel l’auteure a pris les atours d’une prostituée dans deux bordels berlinois pendant quasiment deux ans pour raconter son expérience. Emma Becker a toujours pensé à ça. Peut-être depuis qu’elle a lu, par hasard, encore très jeune, le mystérieux et dérangeant La mécanique des femmes de Louis Calaferte, troublée par cette frontière impossible à tracer entre le désir et le reste, frontière qu’elle interroge en permanence dans La maison. Elle a donc toujours pensé à ça, plus ou moins « consciemment », concède-t-elle dès les premières lignes du livre, mais sa démarche fait partie de ses « idées à la con », liées à ses lectures et aussi à ses amours, malheureuses, ou qui du moins la font vaciller, parfois dangereuses, tout particulièrement une histoire d’amour vécue à vingt ans, ravageuse, mais depuis laquelle elle ne s’est plus jamais sentie aussi vivante.

C’est de cette faille intime et de cette instabilité qu’elle décrit comme cette sensation d’être « piégée comme ça entre la femme et l’homme » qu’elle part pour explorer sa propre intimité, prenant comme prétexte l’observation des autres dans la nudité crue du sexe, les autres réduits à un schéma. L’enquête n’a pas grand intérêt, c’est la quête qui l’emporte, largement. Celle à laquelle l’auteure s’adonne, quête d’elle-même dans ses désirs, teintés de la maternité qui encadre le livre. La couverture qu’elle cherche pour couvrir son fils est la madeleine d’Emma Becker. Dans ce geste protecteur et maternel, le « fumet familier du bordel » ressurgit avec ses souvenirs et ses images. Et c’est, dans les dernières pages du livre, une image de son corps déformé par l’enfant à venir qu’elle évoque.

Emma Becker La maison En attendant Nadeau

Berlin © Jean-Luc Bertini

On est loin, très loin, du déchirant et poignant Putain de Nelly Arcan, que les éditions du Seuil viennent de rééditer dix ans après sa parution, où l’expérience retracée est existentielle et douloureusement violente. Emma Becker écrit sur elle, mais en passant par les autres, les femmes, et les hommes également. Il y a une tendresse infinie dans la manière dont elle évoque ses collègues, ses amies, ses sœurs, celles avec qui elle a partagé le bordel, lovée dans ce « nid de femmes et de filles, de mères et d’épouses, se confortant toutes dans la conscience d’œuvrer aussi un peu, avec leur chair et leur infinie patience, pour le bien des individus qui composent cette société ».

L’écriture gagne en densité au fil des pages. Emma Becker a l’art du portrait, des putes comme des clients. Elle oscille entre tendresse et sarcasme et sait doser chaque propos, égratignant au passage certains hommes, plus ou moins fort, ces hommes si dépités par les mystères de ce que Calaferte décrit comme une « cicatrice effilée qui ne s’écarte jamais que sur un monstrueux sourire sans fin. Noir. Béant. Un sourire édenté. Étrangement lascif ». Elle ne manque pas d’humour, et les rapports de domination tels qu’on peut les penser a priori s’inversent lorsque la femme est celle qui sait et qui conduit, toujours : « Mon Dieu, c’était donc possible pour un homme, de se trouver à dix centimètres de cuisses écartées et de continuer à croire qu’il y a une marche à suivre inamovible, une sorte de préchauffage dont la procédure ne changeait ni en fonction des jours ni de l’humeur ni de la compagnie ni du désir ? »

Emma Becker ne manque pas non plus d’humour lorsqu’elle devient celle qui prend soin des hommes venus au bordel, dépassés par une paternité récente par exemple, amoureux de celle qu’il retrouve deux fois par semaine, le cœur battant comme pour un rendez-vous sentimental. Mais aussi lorsqu’elle prend soin des femmes dont elle partage la maison, lieu intime et familier. Elle touche son sujet avec intensité dans les dernières pages de La maison, lorsqu’elle sort du piège dans lequel elle pensait être tombée, coincée entre l’homme et la femme, pour devenir le client qui regarde la pute, qui l’aime, elle et toutes les femmes. Ces pages sont d’une beauté rare, sans doute idéale. Elles emportent tout, dans un mouvement ample d’amour qu’Emma Becker porte aux femmes et aux hommes, enfin confondus.

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