Kishi est une adolescente amérindienne, comme Nita, la narratrice d’Éden de Monica Sabolo. L’histoire se passe dans une petite ville, des États-Unis ou du Canada, ce n’est jamais précisé. On apprend assez vite qu’une fille de leur classe, Lucy, a été retrouvée dans la forêt, nue et couverte de sang. La tension est immédiate, ça commence comme un polar, mais c’est de tout autre chose qu’il s’agit.
Monica Sabolo, Éden. Gallimard, 288 p., 19,50 €
Kishi élève des crapauds noirs dans un aquarium. « Tu vois, explique-t-elle à Nita dans le nouveau roman de Monica Sabolo, ils sont comme nous. Leur milieu naturel est pourri. Ils essaient de se tirer, mais pour aller où ? Alors ils restent là. » Plus tard, Kishi reportera son intérêt sur Beyoncé, sa chouette apprivoisée.
Dans cette histoire, il y a nous et eux. Nous, c’est les filles. Eux, c’est les garçons du lycée, les Blancs, les adultes. Les garçons sont grossiers, pénibles, mais le lecteur n’arrive pas à les détester, seulement à plaindre leur maladresse et leur évidente conviction de ne pas être à la hauteur. Comme dit Kishi, l’agressivité est leur seul moyen d’exprimer des sentiments, il faut les « considérer comme des êtres inférieurs souffrant d’un handicap ». Les Blancs, on peut se mélanger avec eux, jusqu’à un certain point. « Nous prétendions que nous avions les mêmes préoccupations, mais nous savions que nous n’allions pas vers le même avenir. » Quant aux adultes, ils sont pour la plupart inoffensifs mais impuissants, à côté de la plaque. Comme le père de Lucy, auteur de romans apocalyptiques, qui a l’air d’un professeur « débarquant dans une nouvelle université qui ne correspond pas à ses ambitions ». Ou la directrice du lycée qui passe son temps à regarder les élèves « d’un air suspicieux et maternel à la fois, cherchant à déceler les premiers signes de fin du monde, drogue, alcool, fugues, filles enceintes, suicidaires ».
L’univers des filles, c’est la forêt, le lycée, un bar – le Hollywood – et la route qui les relie. Point. Pour aller d’un endroit à un autre, elles font du stop – « c’est ce que tout le monde faisait, ici, enfin tous ceux qui avaient envie de vivre » – malgré ou peut-être à cause de leur peur des chauffeurs de camions. Il y a aussi les serveuses du Hollywood, de très jeunes femmes moulées dans des shorts ou des jupes ultra-courtes, qui paraissent si libres, « glissant entre les clients avec un air dur ». Les lycéens, filles et garçons, semblent n’avoir le choix qu’entre mourir d’ennui et s’exposer à tous les dangers disponibles : clients du bar, alcool, drogues, vitesse. L’angoisse, les hormones et les attentes adolescentes forment un mélange puissant, toxique et addictif.
Comme dans Crans-Montana ou Summer, les précédents romans de Monica Sabolo, on retrouve dans Éden l’évocation extraordinairement juste d’ambiances à la fois excitantes et inquiétantes. On retrouve aussi le don exceptionnel de l’écrivaine pour décrire les regards, gestes, sentiments et relations des adolescents, des filles notamment. « Les plus spectaculaires de la classe se promenaient en rangs serrés… jetant des regards discrets alentour, pour constater l’effet qu’elles produisaient. Elles aimaient se prendre dans les bras d’une façon théâtrale, au retour des week-ends. » On pense un moment que le personnage central est Nita, la narratrice, ou encore Lucy, qui aimante les garçons comme malgré elle. Mais ça pourrait bien être Kishi. Kishi, la fille trop grosse, maladroite, naïve, limite idiote, qui ne s’intéresse qu’à ses crapauds et à sa chouette. Et pourtant, quand les trajectoires des lycéens, des filles du bar et des chauffeurs de camions entreront en collision, provoquant une déflagration dévastatrice, c’est sans doute grâce à Kishi que des drames plus terribles seront évités.
Éden est un roman sur l’adolescence, la solitude, la perte, la recherche de ce qu’on est. Même si les histoires sont très différentes, on retrouve ici les éléments d’autres romans de Monica Sabolo : des jeunes gens ou des adultes qui disparaissent, des lacs et des forêts aussi attirants qu’inquiétants, qui paraissent sortis d’un rêve ou d’un cauchemar. À chaque nouveau livre, elle explore un peu plus loin, semblant suivre un chemin retrouvé ou une musique intérieure. Cette fois-ci, le récit laisse entrevoir qu’une condition n’est pas forcément un destin, c’est-à-dire une fatalité. Ce roman nous dit que, même quand la vie a pris un très mauvais tour, la justice peut être rendue. Devant l’aquarium et les crapauds, Nita répond à Kishi : « Mais n’importe quoi ! Il faut juste réussir à traverser la route ! De l’autre côté, il y a un monde génial, pour les crapauds et nous. Un jour, on s’en ira, tu verras ».