Modiano, noir sur blanc

« Il y a des blancs dans une vie » : la phrase revient comme un refrain chez Jean Eyben, le narrateur d’Encre sympathique, le nouveau roman de Patrick Modiano. Pour lire ce que cachent ces blancs, il faut un révélateur. Alors, une vie enfouie ou enfuie revient, de façon plus précise, plus claire qu’elle n’apparaissait, éparse dans les notes d’un agenda volé, ou sur une vieille photo mal contrastée.


Patrick Modiano, Encre sympathique. Gallimard, 144 p., 16 €


Au début du roman, Jean Eyben est un jeune homme, employé par Hutte, un détective privé que l’on a croisé il y a bien longtemps chez Patrick Modiano, dans Rue des boutiques obscures. Hutte, sur le point de fermer son agence, confie à Jean un maigre dossier, « presque blanc lui aussi », ouvert au nom de Noëlle Lefebvre. C’est un certain Georges Brainos qui a demandé des informations au détective, et l’employé pris « à l’essai » doit se débrouiller avec une carte et la photo au nom de la jeune femme, grâce à laquelle on peut retirer du courrier en poste restante. Jean interroge celles et ceux qui ont croisé Noëlle, se rend dans les lieux de Paris qu’elle a fréquentés, fait connaissance avec Gérard Mourade, un comédien de second plan plutôt soupçonneux et assez louche, retrouve un mécanicien amateur de Chrysler, dont le nom, Béavioure, sonnait comme le mot anglais qui signifie comportement, se rappelle un certain Daniel V. qui empruntait une automobile américaine garée devant un casino d’Annecy sans que le propriétaire s’en aperçoive, bref, que des gens « bizarres » pour reprendre un adjectif familier aux amateurs de notre écrivain.

Patrick Modiano, Encre sympathique

Paris © Jean-Luc Bertini

Noëlle a l’âge du narrateur, et ce n’est pas un détail. Elle habitait rue Vaugelas, dans le quartier de Vaugirard. Un village, ou presque. Or, comme l’explique Hutte à son apprenti, « il faut toujours savoir dans quel quartier et dans quel village les gens sont nés ». Noëlle est née près d’Annecy et, pour se rendre chez elle, elle prenait souvent le car. L’auteur-narrateur d’Un pedigree faisait de même pour se rendre à Thones, dans l’internat qu’il fréquentait au début des années 1960. N’en disons pas plus ; on sait combien Modiano joue avec le biographique et surtout comment il le « vaporise », pour reprendre un verbe qu’il aime. Des pistes de lecture, soit, mais pour mieux égarer. Comme l’écrit le narrateur de ce roman, après qu’un témoin a annoncé la mort probable de Noëlle : « Vous avez beau scruter à la loupe des détails de ce qu’a été une vie, il y demeurera des secrets et des lignes de fuite pour toujours. Et cela me semblait le contraire de la mort. »

Jean mène l’enquête, apprend son métier. Il prêche le faux pour savoir le vrai, évoque « Noëlle » auprès de ceux qui l’ont connue, feignant de l’avoir fréquentée lui-même, tâtonne et imagine. Il ne sera pas détective, mais écrivain. Cet emploi provisoire aura été, selon ses dires, « l’école de la vie, en quelque sorte ». Les pages que nous lisons, ce sont celles que Jean écrit trente ans après l’enquête. Elles l’aident à reconstruire une existence, celle de la disparue, ou la sienne. Au lecteur d’en décider.

Mais on peut aussi lire ce qui fait la poétique de Modiano, et qu’il énonce avec un peu d’autodérision : pas de plan, pas d’ordre chronologique, aucune certitude. Sur la chronologie, une envie ou un souhait : celui, à un moment ou à un autre, de la respecter : « Mais impossible sur un si long espace de temps d’établir un tel calendrier : je crois qu’il est préférable de laisser courir ma plume. Oui, les souvenirs viennent au fil de la plume. Il ne faut pas les forcer, mais écrire en évitant le plus possible les ratures. Et dans le flot ininterrompu des mots et des phrases, quelques détails oubliés ou que vous avez enfouis, on ne sait pourquoi, au fond de votre mémoire remonteront peu à peu à la surface. » Si Patrick Modiano accordait quelque crédit à la psychanalyse, on dirait qu’il en résume ici la démarche.

Patrick Modiano, Encre sympathique

Patrick Modiano (2017) © Francesca Mantovani

La suite du passage repose sur une comparaison concrète, éclairante : « Surtout ne pas s’interrompre, mais garder l’image d’un skieur qui glisse pour l’éternité sur une piste assez raide, comme le stylo sur la page blanche. Elles viendront après, les ratures. » La page, la neige : l’écrivain-enquêteur comme le lecteur ne peuvent glisser dessus sans freiner, s’arrêter, fureter. C’est mon bonheur de lecteur. Rien, ni un nom de lieu ou de personne (tiens, Pimpin Lavorel ou Paulo Hervieu, croisés dans Villa triste !), pas un détail d’atmosphère (la chaleur caniculaire qui fait suer le narrateur), pas un comportement, rien n’est là par hasard, de façon vaine. Je n’aime pas les romans à énigme, trop cérébraux, je reste ému à l’évocation de l’encre bleu floride ou d’un appartement vide, à celle d’une Chrysler qui glisse sur le bitume ou d’un agenda caché dans un tiroir à double fond. Des détails dirait-on, mais, on le sait depuis Chateaubriand, Nerval ou Proust, dans un beau livre, tout fait signe et la chronologie est de peu d’effet : nous entrons, hypnotisés, dans un temps autre, un peu le temps du rêve, celui que crée le romancier.

C’est le cas avec Encre sympathique. Les repères temporels ont beau être donnés, voire répétés, j’accepte de rester perdu et de placer dans l’ordre qui surgit les pièces du puzzle. Jean cherche un ordre pour que chaque chose trouve sa place, et l’on voit bien qu’il trouve des pistes, puis une piste : elle le conduit au village. Et cette piste, l’air de rien, c’est Hutte qui la lui a donnée. Jean s’en aperçoit trente ans après : « Sans m’en dire un mot, il savait tout, dès le départ, mais il n’a voulu me présenter qu’un dossier incomplet. Il avait peut-être deviné à quel point j’étais impliqué dans cette “affaire” et il aurait pu en quelques mots m’en révéler les moindres détails et m’éclairer sur moi-même ». Hutte a été celui qui indique la voie, comme dans certains contes, ou dans les tragédies antiques.

Mais si une substance particulière permet de lire ce qui est écrit à l’encre sympathique, existe-t-il une encre qui rende dans son entière vérité une existence ? Jean Eyben en doute, et Modiano plus encore, lui qui, au fond, n’a rien livré de lui-même dans aucun texte : « Comment démêler le vrai du faux si l’on songe aux traces contradictoires qu’une personne laisse derrière elle ? Et sur soi-même, en sait-on plus long si j’en juge par mes propres mensonges et omissions, ou mes oublis involontaires ? »

Patrick Modiano, Encre sympathique

Paris © Jean-Luc Bertini

Ce qui ne ment ni n’oublie, c’est l’archive dans sa brutalité, celle qu’explorait le Modiano de Dora Bruder. Ici, des « pièces à conviction » devraient remplir ce rôle, mais, faute de crime ou de délit, ces pièces n’existent pas. Quelques noms dans un agenda, un énigmatique « Si j’avais su » que le narrateur s’explique mal, ne servent à rien. Pas davantage le témoignage de Françoise Steur, de Roger Béavioure, à peine plus les révélations de Jacques B sur un certain « Serge Servoz-Lefebvre » alias Sancho. Noëlle Lefebvre a brusquement disparu mais avait-elle une véritable existence ? Et enquêter sur un être aussi frêle a-t-il un sens ? Qu’a-t-on besoin de savoir ? « J’ai peur qu’une fois que vous avez toutes les réponses votre vie se referme sur vous comme un piège, dans le bruit que font les clés des cellules de prison. Ne serait-il pas préférable de laisser autour de soi des terrains vagues où l’on puisse s’échapper ? »

Les réponses viendront cependant, dans la seconde partie du roman. Un « Elle » remplace le « Je ». La femme qui raconte à Jean habite Rome, refuge dans divers romans de Modiano, « une ville qui avait le pouvoir d’effacer le temps, et aussi votre passé, comme la Légion étrangère ». Elle a beaucoup oublié et cette seconde partie baigne dans un climat serein, apaisé, comme si « l’oubli avait recouvert tout cela d’une couche blanche et glissante. De la neige ». Pourtant, elle se rappelle un voyage en car, entre Annecy et son village. La substance qui permet de lire ce qui était écrit à l’encre sympathique tient en une phrase, la dernière du roman : « Je vous expliquerai. » Notre rêverie se prolonge.

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