Une année terrible

De novembre 2018 à juillet 2019, par des signalements en ligne intitulés « Allô Place Beauvau ? », le journaliste indépendant David Dufresne, « DavDuf » sur Twitter, a comptabilisé et décrit les violences policières commises lors des manifestations des Gilets jaunes en France. Il devient Étienne Dardel dans Dernière sommation, à la fois autoportrait d’un touche-à-tout punk, chronique de l’autoritarisme et récit d’une révolte.


David Dufresne, Dernière sommation. Grasset, 234 p., 18 €


Dernière sommation est dédié « aux signalés et à leurs enfants » : aux nombreux manifestants – plus de 850 à ce jour – blessés par la police française et recensés par David Dufresne, qui a recueilli et recoupé les témoignages, établissant et contextualisant les faits, interpellant le ministère de l’Intérieur sans jamais recevoir de réponse. Cette effroyable liste invite autant à la sidération qu’au recueillement. Elle fut aussi un élément à part entière de la contestation, « car ainsi l’exige l’époque : faire savoir compte autant que faire ». Désormais arrêté, le décompte public documente avec précision la répression et restera comme une première base de données fiables sur une année terrible, inédite, où chaque semaine la violence légitime a franchi des paliers, révélant à la fois les spécificités de l’événement historique et ses continuités avec le passé de la République.

David Dufresne a pratiqué le journalisme sous de multiples formes, inventives (notamment des créations numériques), sur des sujets variés (Jacques Brel, Pigalle, l’affaire « Tarnac », le métro…). Il se tourne vers le roman pour raconter comment l’événement d’une révolte sociale croise le chemin d’un homme pour qui « ce n’est pas où on est né qui compte, mais où on se sent naître ». L’un des cœurs du roman se trouve peut-être ici : quelque chose est né, ou rené, dans la rencontre personnelle avec un mouvement collectif. Et sans doute ce moment-là, quand un événement politique inattendu résonne avec de l’intime, sonne l’alarme du besoin de l’écrire, ou de l’écrire autrement.

David Dufresne multiplie les points de vue sur l’année qui s’achève. À son double de papier, Étienne Dardel, il ajoute des personnages – Vicky la manifestante à la main arrachée, sa mère qui vote extrême droite, Dhomme le patron de la police parisienne – pris par de rapides intrigues – la circulation d’une vidéo, la démission d’un haut fonctionnaire, le harcèlement d’un journaliste. Dernière sommation ne se détache pas de l’actualité, ne propose pas d’écart. Et s’il y a du Jean-Patrick Manchette et du Jules Vallès dans son atmosphère, il y a – peut-être exclusivement – du Dufresne dans le personnage de Dardel – fan de punk-rock, enfant et pionnier d’Internet, autodidacte du journalisme curieux de tout, formé à la violence policière par la mort de Malek Oussekine, parti au Canada par dégoût politique, revenu peu de temps avant l’occupation des ronds-points par les Gilets jaunes.

David Dufresne, Dernière sommation

David Dufresne © Jean-Luc Bertini

Dernière sommation se veut un roman, mais sans doute David Dufresne ne laisse-t-il pas son texte déborder du réel, par le langage ou la fiction, et sans doute n’a-t-il pas laissé le temps de l’écriture l’emporter sur le temps des événements. On ne lui en voudra pas, car il réussit à représenter un laps de temps si dense que parfois on ne l’a pas vu passer, à nous le faire comprendre par un récit difficilement imaginable dans un reportage : « Le pays était devenu violent, sous l’œil complice de ses institutions […] Il était devenu violent parce que les colères sociales ne trouvaient plus d’écho, ni de relais. […] Le pays était devenu violent jusqu’à ne voir qu’une catégorie de violences, celle qui le mettait en cause ». Soutenu par un ensemble documentaire resserré et efficace – citations officielles, procès-verbaux, comptes rendus d’audience, conversations en « off » avec des policiers et, bien sûr, tweets –, le livre laisse une empreinte de notre époque mieux imprimée que le flux des actualités. Paradoxalement, l’absence des vidéos des violences pousse à un effort d’imagination qui rend la violence plus sensible encore.

Dans le nom de cet idéaliste franchouillard qui se sent « en mission » ou « comme au front », on peut aussi entendre Daredevil et Dardanelles, l’héroïsme et la guerre formant un autre cœur de ce roman emballé par la fusion du tweet et de la manif. Son lexique guerrier n’est pas qu’affaire de style, ni de tempérament. Au son des détonations de LBD et de grenades de désencerclement, il dit la réalité des yeux crevés, des mâchoires déchiquetées, des mains arrachées par des armes interdites à la vente mais employées contre des civils. Au détour d’un dialogue, David Dufresne énumère l’arsenal militaire intégré depuis plusieurs années, notamment à la faveur de la politique antiterroriste, au maintien de l’ordre en France.

Installé en Seine-Saint-Denis, David Dufresne avait déjà consacré un livre à la question après le soulèvement des quartiers de banlieue en 2005 (Maintien de l’ordre, Hachette Littératures, 2007). Quinze ans après, son roman constate que la violence a empiré et qu’elle s’accompagne d’un « fascisme de la langue, prélude à celui des armes », un détournement du langage qui fait d’une main arrachée un « incident ». Le fascisme des années 2010 a compris les avantages d’Internet et de l’information en continu ; la contestation sociale aussi. Au croisement des anonymes du Web, qui veulent témoigner ou le harceler, Dardel raconte la rencontre d’Internet avec les luttes comme avec les tentatives de les bâillonner ou de les dénaturer. Il sait le dévoiement de la technologie au service de la marchandisation et du contrôle politique, mais aussi la chance offerte par Internet à la contestation par le témoignage.

À une « littérature de domination et d’entre-soi » qu’il dénonce chez Michel Houellebecq au détour d’une scène, David Dufresne oppose un roman qui, à l’instar des Gilets jaunes, « tisse des liens et retisse des parentés ». Et ce n’est même pas une petite maison d’édition de gauche qui le publie ! Suivre l’énergie d’un tel soulèvement, qu’il ne réduit pas à un objet esthétique comme il est arrivé à certains intellectuels, lui permet d’accompagner une critique sociale et politique neuve, de poursuivre sous une autre forme l’expression des désirs d’émancipation, de représenter les pratiques inédites de construction collective qui en ont découlé toute l’année, parmi lesquelles la prise de parole sur les violences policières se révèle centrale. Dernière sommation – avertissement ou mauvais présage – rend plus alerte, plus libre aussi, en repolitisant la question de la violence, en redonnant de la valeur à des engagements souvent détournés et rabaissés par le mépris de classe. On peut le saluer pour cela.

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