Reprendre la littérature

Il est difficile de faire entendre aujourd’hui la radicalité de l’œuvre de Denis Roche. Écrivain, photographe, poète et traducteur, il ne déliait pas ses différentes pratiques, sauf quand il le décidait. Depuis sa mort en 2015, ce n’est pas son œuvre qui nous manque — elle est là, incontestable et toujours surprenante —, c’est notre époque qui n’en prend pas la juste mesure. Est-ce parce qu’il a consacré une grande partie de son travail à l’éphémère et à la disparition ?


Denis Roche, Temps profond. Essais de littérature arrêtée. 1977-1984. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 388 p, 24 €

Denis Roche, À Varèse. Un essai de littérature arrêtée. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 40 p, 15 €

Jean-Marie Gleize, Denis Roche. Éloge de la véhémence. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 295 p, 24 €


Il n’y a pourtant rien de mieux que les leçons de son œuvre pour résister. Cet avant-gardiste qui quitta tous les groupes, ce poète qui renonça à la poésie en décrétant qu’elle était « inadmissible », cet écrivain qui resta lyrique de toutes les façons possibles, cet homme qui écrivit en une nuit, le jour où Le Pen se trouvait en face de Chirac en 1995, une Lettre ouverte à quelques amis et à un certain nombre de jean-foutre… et le distribua lui-même dans toutes les librairies de France, ce photographe qui fit de sa vie une légende, a tout à nous dire. Dans la photographie, dans l’écriture, Denis Roche explore de nouvelles limites formelles, des noirs intenses, des avancées et des retards qui placent le temps au cœur de la photo. En tant qu’écrivain, écrivait-il, « je peux témoigner de l’effort du chien et des ténèbres qui contraignent l’écriture à se jeter constamment au-delà d’elles. »

Denis Roche, Temps profond. Essais de littérature arrêtée

« Autoportrait » par Denis Roche

Il est l’un des grands inventeurs de dispositifs de la fin du XXe siècle et du début du XXIe. Il se sert des dispositifs existants (la page, le livre, le boîtier photographique, l’objectif), mais il leur en superpose d’autres qui leur permettent d’ouvrir des territoires inédits. Par exemple les Dépôts de savoirs & de techniques correspondent à une entreprise radicale de contenir le tout du monde par quoi il dépose sur la page une matière prélevée dans le contexte ambiant, selon un certain format, arbitrairement choisi (des lignes de 55 signes, ou de 61 – qui correspond à la longueur du ruban de la machine à écrire). La montée des circonstances est un autre de ces dispositifs où Roche « raconte », sans les commenter, les circonstances qui ont conduit à une prise de vue. Ces sortes de conversations sur le temps, comme il les appelait aussi parfois, produisent à la fois l’image et tous les moments (avant, après), qui éloignent ou rapprochent de l’image.

Les « essais de littérature arrêtée » correspondent eux aussi à un dispositif. Pour un créateur qui a toujours cherché à faire coïncider la vie et l’art, à conjuguer l’existence et la beauté, sans jamais renoncer aux expériences formelles (mais c’est en cela qu’il n’a jamais été un « formaliste »), il est même peut-être le dispositif crucial, celui où le temps, la forme, l’amour, l’écriture comme image prennent sens. Pourtant, même s’il a publié quelques-uns de ces « essais » dans des revues ou sous la forme de petits volumes, il ne l’a jamais constitué en manuscrit complet, ce que l’on comprend puisque cette « littérature arrêtée » ne peut pourtant s’arrêter définitivement qu’à la mort de son auteur. C’est sa femme, Françoise Peyrot, figure centrale de toute son œuvre et en particulier de ce livre-là, qui a rassemblé le manuscrit et pris la responsabilité de sa publication : ce qui représente aussi un geste très fort de sa part, tant elle y est impliquée. Du journal, le livre retient la séquence datée et l’entrelacs de l’intime et du social, de l’ordinaire et du surprenant. Mais les essais sont bien d’autre chose encore. Denis Roche invente un genre, qui serait peut-être l’équivalent dans l’écriture du temps arrêté dans la photographie. Celui qui a voulu passionnément mettre du temps vivant dans la photo, du temps qui passe, du temps qui s’écoule, a cherché symétriquement à couper l’écriture de la durée, à inventer l’instantané littéraire. Ce que Jean-Marie Gleize, dans l’essai très inspiré qu’il consacre à l’auteur, appelle « la captation d’un segment cadré de présent simple ».

Denis Roche, Temps profond. Essais de littérature arrêtée

Paradoxalement, Roche a voulu titrer cette œuvre « temps profond ». Il l’a indiqué explicitement dans une note. Que peut-être ce « temps profond » ? Sans doute celui de l’intimité la plus profonde représentée dans une prise textuelle qui en restitue à la fois la pulsion et l’intensité. Dans un style littéral, neutre et factuel, il inscrit dans l’ordinaire des jours (rencontres avec des auteurs, commandes d’articles qu’il refuse la plupart du temps, organisation d’exposition, conversations avec un tel ou une telle, rêves, visites) la puissance d’un amour pleinement réalisé dont la « traduction » textuelle présente à la fois l’acte lui-même et la pulsion scopique de soi en spectateur de l’acte. Il en résulte un texte totalement transgressif, dont l’érotisme est stupéfiant mais ne ressemble à aucun autre car il invente, pour dire l’acte sexuel, une écriture faite de lignes, d’aplats, de lumières, d’ombres et de cadrages. « De là vient sans doute l’égarement que provoque chez nos amis le couple que nous formons Françoise et moi, parce qu’ils sentent bien que nous nous sommes enfoncés l’un dans l’autre, l’un, le miroir, dans le miroir de l’autre à l’infini, identifiés absolument l’un à l’autre… » Chaque instantané de cet amour expose les miroitements d’une intimité infiniment réalisée dans la sexualité.

Roche, par un geste tout aussi transgressif, a déclaré dès 1967, « la poésie est inadmissible », énoncé auquel il ajoute, en 1968, cette suite provocante : « d’ailleurs elle n’existe pas ». En 1995, il en fait le titre général de ses œuvres poétiques complètes. À partir de cette forme de tombeau, il n’en écrit donc plus. On peut lire ces Essais de littérature arrêtée comme une façon pour lui de « reprendre » la littérature depuis une autre expérience, qui est celle de la photographie. La frontalité radicale et l’apparente neutralité ne dissipent pas tous les reflets. Il y a des moments magnifiques de lyrisme dans ce livre, de ce lyrisme dont Denis Roche ne s’est jamais départi, même en arrêtant la poésie. Devant des tableaux, devant des ciels changeants, devant des plantes qu’il nomme par leur nom, en criant le nom de Rimbaud devant sa maison de Charleville, Roche sait faire entendre de la matière sensible. Il fait entendre aussi à quel point l’habite l’injonction à la création, « et que je n’écrirai jamais autre chose que les livres que je dois écrire. » Et il ajoute : « Au bout d’un moment, je me lève et je me penche à la fenêtre pour vérifier la portion du ciel que je peux voir et ce que je ne peux pas vraiment voir. Puis je me rassieds et je le tape. » La liaison de l’art et de la vie a trouvé son cadre.

Denis Roche, Temps profond. Essais de littérature arrêtée

L’essai de Jean-Marie Gleize qui accompagne cette publication dans la collection fondée par Denis Roche en 1974 et continuée aujourd’hui par Bernard Comment, est un formidable guide dans la complexité de cette œuvre protéiforme et implacable. Il sait rendre compte de manière juste de la violence des gestes et de la cohésion, dans cet artiste, de deux traits qu’on rend parfois incompatibles : l’intellectualité la plus fine et la sensibilité la plus vive. En finissant sa lecture, on rêve à cet hommage : Denis Roche est une femme.

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