Les livres sont comme les trèfles, ils poussent, repoussent et se multiplient à l’infini. On les foule, on en rend compte, puis on les range et on en oublie de nombreux. Jusqu’au jour où l’on tombe sur une rareté, un trèfle à quatre feuilles : il porte bonheur, dit-on. C’est ainsi que nous est arrivé par les hasards de l’amitié un précieux bréviaire, brillant d’humour et d’intelligence. L’ouvrage, de petit format, est intitulé Femmes animales. Bestiaire métaphorique, et il est signé Laure Belhassen, dont c’est le premier livre publié.
Laure Belhassen, Femmes animales. Bestiaire métaphorique. Éditions des Grands Champs, 128 p., 12 €
Qu’est-ce donc que ce bestiaire ? Un dictionnaire qui recense tous les noms d’animaux (et d’oiseaux) dont les femmes sont affublées depuis la nuit des temps et en tous lieux. Facétieuse, Laure Belhassen classe ces noms en dix catégories apparemment farfelues mais en vérité très sérieuses : « Les griffues à poils soyeux », « Celles qui ont des plumes », « Celles qui piquent et sucent »… Lesquelles catégories dévoilent le fabuleux éventail de tous ces animaux auxquels, nous, ambassadrices du sexe faible, sommes comparées : panthère, lionne, grue, truie, vache, poule, teigne…
Vous riez ? Vous avez raison parce que le livre irradie un esprit délicieux et libérateur. Vous riez jaune ? Vous auriez tort parce qu’il révèle entre les lignes une subtilité qui vaut tous les anathèmes convenus et les thèses les plus pesantes. Il est vrai que le livre de Laure Belhassen révèle un monde sexué, plutôt que genré. Voyez le tableau qui figure dans les annexes et résume les « principaux défauts associés aux femmes » derrière ces noms d’animaux : vénalité, gloutonnerie, voracité sexuelle, laideur, surpoids… Tout ce qui se voit, se touche, se sent, se palpe, se devine et se pénètre a la part belle. La chose sexuelle est très présente. La prostituée a droit à une variété vertigineuse de qualificatifs animaliers. Le regard des hommes est cru, apparemment dominant, et leur verdict est cruel.
Serait-ce que Laure Belhassen endosse ce regard ? Loin de là. L’air de rien, elle le sape à la racine. Sous sa plume, chaque entrée donne lieu à une définition unique où se croisent littérature, étymologie, analyse et goût de l’ailleurs. Chaque cartel de texte est concis, enlevé, resserré mais voluptueux. L’auteure n’oublie rien, ni les sens qu’un même nom revêt dans la langue arabe, la langue hébreue ou la langue danoise. Ni l’histoire quand elle rappelle qui étaient les grisettes et ce que sont les fauvettes grisettes. Ni le continent africain quand elle introduit un proverbe nigérien qui égale celui d’un paysan normand. Ni l’époque quand elle étrille délicatement la paresse des rappeurs francophones usant du mot bitch : « Si la poétique rap est bornée à ce seul animal, c’est qu’il fait office de caution dans un milieu où l’hétérosexualité est le premier des commandements. On sait bien que les rappeurs ne sont pas très gay friendly », écrit-elle. Il faut beaucoup de sagacité pour arriver à se moquer de nos temps modernes avec autant de bienveillance.
Le regard de Laure Belhassen est à la fois perçant et décalé. Elle est observatrice. Elle ne regrette pas. Elle ne condamne pas le présent pour pleurer le passé. Elle dégage des permanences et des invariants en repérant les subtiles métamorphoses d’une image ou d’un signe. Elle file les métaphores et les épuise, ou alors repère le moment où la métaphore s’épuise d’elle-même. Elle révèle une sensibilité très aiguë aux mots, à leurs nuances, leurs inflexions et leurs mues à travers le temps et l’espace. Son ton est libre et pince-sans-rire – c’est un plaisir.
Laure Belhassen aime la cuisine et enseigne le français aux étrangers. Il fallait s’y attendre car sa sensibilité au lexique et à la syntaxe est manifeste, et son goût de l’étrange et du piquant l’est tout autant. Les citations, les emprunts et les exemples sur lesquels elle s’appuie appartiennent à des registres aux antipodes les uns des autres. Ses définitions enchaînent les ruptures de ton et d’époque. Pline l’Ancien croise Gérard de Villiers, Sémonide d’Amorgos côtoie Reiser, Francis Ponge et quelques anonymes. On devine derrière ce cabinet de curiosités une femme de lettres qui préfère le rire à l’indignation. L’exercice demande de l’élégance et du savoir.
L’originalité de ce bestiaire est soulignée par les illustrations qui l’accompagnent : exclusivement des gravures en noir et blanc empruntées aux plus grands artistes et naturalistes des siècles précédents. Elles ajoutent évidemment une dimension esthétique au texte, mais elles font plus : elles l’agrandissent et l’universalisent, elles le tirent à la fois vers la science et vers la fantaisie. Cette complémentarité entre les mots et les images ne doit rien au hasard : le livre est édité par les éditions des Grands Champs, une maison indépendante, créée en 2012, dont le premier ouvrage était la réédition de la Vie privée et publique des animaux illustrée par Grandville, et le deuxième la réédition des Clairs de lune et autres textes de Camille Flammarion.
À tous ceux qui sont avides de lectures hors des sentiers battus, qui préfèrent la rentrée off à la rentrée in, nous recommandons ce petit livre. Il fera les délices des esprits indépendants car on s’y amuse beaucoup, sans amertume ni animosité. Il rappelle que l’édition est une entreprise artisanale dont la gratuité est essentielle à notre survie.