Le dernier opus de Jean-Luc Godard, Le livre d’image, a déjà été beaucoup commenté. Pourtant, il semble que personne encore n’ait insisté suffisamment sur sa principale caractéristique formelle : être un tombeau au carré du cinématographe.
Jean-Luc Godard, Le livre d’image
C’est Philippe Sollers, le premier, qui souligna que le précédent grand œuvre de Jean-Luc Godard en vidéo, Histoire(s) du cinéma, était un enterrement du cinéma sur cassette vidéo [1]. Dans Film Socialisme, son dernier film produit en 35 mm, on entendait cette phrase : « Il ne peut plus y avoir de film. » Prenant acte de cette évidence (victoire totale par K.-O. de la télévision (HD) sur le vieil art de montrer les ombres), Godard a refusé que son essai soit montré en France dans les salles de « cinéma », arguant du fait que ces lieux ne sont plus des « lieux de culture ». Logique jusqu’au bout, le cinéaste a décidé de montrer son essai pour ce qu’il est : une image numérique adaptée aux écrans plats 16/9e (on lit d’ailleurs cette mention du format au tout début du « film »). Par un tour d’écrou retors de sa pensée, il a même obtenu de pouvoir montrer son essai dans des théâtres (d’abord le théâtre Vidy de Lausanne, puis maintenant le théâtre des Amandiers à Nanterre, dans le cadre du Festival d’automne à Paris, du 4 au 20 octobre 2019) où une banale télévision à écran plat de format 16/9e fait office d’écran (toile-non-de-lin) de diffusion.
Ainsi, pas d’illusion ni de trompe-l’œil : ce que vous voyez est bien une image travaillée par et pour les moyens de l’image d’ordinateur. Ce faisant, Godard évite le travers qui avait guetté son précédent opus, Adieu au langage : l’illusion d’être un film de cinématographe par le truchement de lunettes (ou de prothèses ?) 3D. Nous ne fûmes pas dupes ! C’est le seul film du Maître que nous n’aimâmes point…
Résumons. Nous sommes conduits dans une annexe dudit théâtre des Amandiers par toute une armée d’ouvreurs, et nous nous retrouvons dans une espèce d’immense hangar au plafond très haut (plafond cathédral ?), avec le dispositif suivant : un écran plat de télévision pend du plafond, et est entouré d’au moins six haut-parleurs au milieu desquels trônent quelques fauteuils (d’orchestre ?) pour quelques dizaines de spectateurs. Une table de mixage, sur la gauche, complète ce tableau.
Et puis, Le livre d’image (sans « s ») commence : c’est dès le début un éloge (hérité de Focillon) du travail de la main : « La condition de l’homme est de penser avec ses mains. » Comme il ne reste presque plus de place pour la main dans le travail cinématographique en numérique, Godard a jugé bon de faire imprimer le scénario (si l’on peut dire ; en réalité, il s’agit plutôt d’une des pistes de la bande-son, celle qu’il récite lui-même : le récitatif de son « opéra ») de son essai vidéo dans un luxueux livre qui reproduit en fac-similé un script écrit entièrement à la main. En voici une page reproduite :
La nostalgie du travail de la main revient à plusieurs reprises dans Le livre d’image : quand ce n’est pas un plan de main coupant dans une bobine de film 35 mm (issu de JLG/JLG : Autoportrait de décembre), c’est un plan colorisé numériquement de pellicule déroulant sur une table analogique de montage, ou bien un enfant arabe faisant rouler sur une piste de sable une vieille bobine de film (on voit clairement le film se dé-rouler alors) : « Il y a les cinq doigts de la fée… »
Le cinéma s’est sabordé (Godard l’avait annoncé, très précisément dans ses Histoire(s)), le thème apocalyptique est clair ; aussi, plusieurs fois, le cinéaste nous montre les accidents numériques dans la téléportation des images (ou plutôt, des informations sur les images, tant en numérique il n’y a plus vraiment d’images), comme l’artiste Éric Rondepierre l’avait déjà fait dans sa série « DSL » (pour « Digital Subscriber Line », ou, plus ironiquement, en français : « Désolé de Saboter vos Lignes ») ; paradoxalement alors, il devient peintre (plus rien à voir avec une quelconque indicialité du réel) ; peintre avec pixels ! Ce n’est pas sans beauté… C’est même très inquiétant : quelles images subliminales gobe-t-on quand on regarde des images animées numérisées dans l’égout que constitue le réseau Internet ?
Ce que n’ont pas pu percevoir les spectateurs (et les commentateurs, nombreux…) du « film » sur Arte ou en streaming, c’est tout le travail sur le son opéré par Godard dans cet essai. Une table de mixage à gauche de l’écran le souligne : le travail du cinéaste sur cet opus fut un véritable travail de musicien. Tantôt, le son vient de la droite ; tantôt il vient de la gauche ; et puis soudain ça sort du haut-parleur de derrière ; et puis de tous ensemble (pour des sons d’explosion, qui semblent vouloir nous rappeler la violence de toute guerre (« faire entrer un petit bout de fer dans un petit bout de chair ») ! Philippe Sollers, dans son entretien avec Les Cahiers du cinéma déjà cité, le soulignait : « Tout ça, donc, c’est du son. Et puis, des images qui arrivent en fonction de ce son, ou de ce ton, fondamental. »
Mais il y a plus : « À travers l’ensemble, on entend la voix de Godard, qui s’est mis là, très modestement, en chef d’orchestre. Il orchestre sa partition, on entend ce qu’il dit, ses aphorismes viennent s’inscrire… Disons que c’est sa voix, organisatrice d’un oratorio. » Dans ce nouvel oratorio incomparable, on entend ceci : « Pour moi, je serai toujours du côté des bombes. » Réconcilié, le Godard ? Oh que non ! Des coquelicots pour Rosa Luxemburg ! Il ose même nous montrer, deux ou trois fois, des images tournées par l’État islamique (de celles dont parlait Jean-Louis Comolli dans son essai Daesh, le cinéma et la mort, et que personnellement je n’avais jamais vues avant aujourd’hui). Le malaise, si malaise il y a, c’est que ces images ne détonnent pas au milieu des nombreuses autres images de fiction tournées dans le monde entier pour raconter des histoires de sang versé, de guérilla, de résistance et de règlements de comptes. Pour reprendre une expression, empruntée à Malraux, qu’on entendait dans Histoire(s) du cinéma, c’est la grande fraternité des métaphores !
En réalité, la grande majorité des images dont la population mondiale se repaît ressort de cet imaginaire de vengeance-là – et d’abord celles de Star Wars ! On se souvient de cet aphorisme très important d’Histoire(s) du cinéma (1a) : « voilà presque cinquante ans / que dans le noir / le peuple des salles obscures / brûle de l’imaginaire / pour réchauffer / du réel / maintenant celui-ci se venge / et veut de vraies larmes / et du vrai sang » (c’est moi qui souligne). Quand on sait que la plupart des vidéos mises en scène par l’EI empruntèrent selon Comolli leur « langage » aux fictions hollywoodiennes les plus populaires, cela laisse songeur…
Et si tout dépendait du point de vue ? Qui parle ? D’où « tu » parles ? Godard a choisi « son » camp : « Les Arabes peuvent-ils parler ? » C’est alors, dans les deux derniers chapitres, que le cinéaste redonne la voix à cette partie de l’humanité devenue largement mal-heureuse : « L’Arabie heureuse » (d’après un titre d’Alexandre Dumas) et « Heureuse Arabie ». Personnellement, je n’ai pas été capable de repérer ou de décrypter toutes les citations de ces deux chapitres (Dumas, déjà cité ; Flaubert en son Salammbô, certainement ; mais le reste : T. E. Lawrence ?) ; si vous voulez le faire, il ne vous reste plus qu’à vous repasser en boucle le pré-générique de fin de cette vidéo, en streaming, car tous les emprunts y sont listés.
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Lire l’entretien avec l’écrivain dans Les Cahiers du cinéma n° 513 (mai 1997), à l’époque de la diffusion des Histoire(s) du cinéma sur Canal+ : « Il y a des fantômes plein l’écran… »