Les éditions Fayard publient simultanément deux ouvrages d’ampleur de Carmen Bernand et de Nathan Wachtel, deux des noms les plus illustres en matière d’anthropologie et d’histoire américaines. Ces deux livres marquants témoignent l’un comme l’autre de l’importance du dernier demi-siècle d’étude de l’histoire américaine, tout en dégageant les nouvelles lignes de force de ce champ de recherche au bouillonnement jamais démenti.
Carmen Bernand, Histoire des peuples d’Amérique. Fayard, 650 p., 34 €
Nathan Wachtel, Paradis du Nouveau Monde. Fayard, 332 p., 24 €
Ces deux auteurs avaient, dans les années 1970, apporté plus d’une pierre à l’édifice naissant d’une histoire mondiale qu’on n’appelait pas encore ainsi. La vision des vaincus (1971) de Nathan Wachtel et le recours aux archives pour « pallier les silences du terrain » promu par Carmen Bernand ont été des marqueurs importants, en France et ailleurs, d’un renouveau profond de notre appréhension de l’histoire et de l’anthropologie américaines. Un demi-siècle ne s’est pas tout à fait écoulé, qui a vu s’embraser le dynamisme de ces champs d’étude, et les deux auteurs proposent encore deux ouvrages remarquables. On s’étonnerait presque, de prime abord, qu’ils ne mettent pas à profit leur proximité pour un ouvrage à quatre mains comme ils en ont déjà réalisé avec succès par le passé (les collaborations de Carmen Bernand avec Serge Gruzinski notamment) ; ce serait oublier la singularité de chacune de ces deux pensées et de leurs objectifs divergents, malgré les ponts qu’elles édifient sans cesse entre elles et avec bien d’autres recherches.
L’Histoire des peuples d’Amérique de Carmen Bernand est sans conteste le plus ambitieux des deux livres : l’ancienne élève de Claude Lévi-Strauss propose une nouvelle fois de faire œuvre d’historienne avec cette rigueur non dénuée d’iconoclasme déjà bien connue des amateurs de ses précédents travaux. L’objectif du livre est tout simplement de venir combler une lacune énorme de la bibliographie française, en offrant une synthèse accessible de l’histoire des peuples « natifs » d’Amérique décentrant au maximum le regard de toute focale européenne. Il y a là une gageure immense, y compris pour Carmen Bernand, pourtant l’une des plus aptes à relever ce défi : silence, rareté ou hermétisme des sources d’avant la conquête, variété kaléidoscopique des peuples et sociétés étudiés sur un territoire très vaste et polymorphe, lutte historienne et mémorielle contre l’impact toujours écrasant de la conquête européenne dans les imaginaires et les pensées… Carmen Bernand entreprend de gravir cette montagne sans barguigner, frontalement, en suivant un fil rouge tout entier ramassé dans le titre gargantuesque et explicite de son livre. Il s’agit en effet de faire l’histoire de peuples d’Amérique depuis les premières installations humaines sur l’ensemble du continent voici dix ou quarante mille ans.
D’où une démarche poussant l’interdisciplinarité à un point rarement aussi intense et maîtrisé : archéologie, anthropologie, archives, mythologies, génétique, botanique, médecine même, sont convoquées dans un assemblage jamais ésotérique, faisant toujours histoire, quitte à la faire autrement. La préhistoire américaine est ainsi synthétisée selon l’angle des discussions paléontologiques et archéologiques et des hypothèses qu’elles font advenir : les premiers Américains vinrent-ils en naviguant à travers le Pacifique ou par le détroit de Béring gelé ? Les premières installations datent-elles de 11 500 avant notre ère, comme on l’a longtemps cru, ou doit-on accepter des datations plus extrêmes remontant jusqu’à 40 000 ans pour la Mésoamérique ? L’érudition polymorphe de ces pages n’est pas à rabattre sur un simple tropisme savant, mais doit bien être insérée, comme tout le livre, dans le projet initial de décentrement de notre focale loin de la conquête européenne. La restitution d’une histoire américaine autonome et pleinement émancipée est, dès cette préhistoire – et ces premières pages –, articulée sur une double logique que suit constamment Carmen Bernand : d’abord restituer à l’Amérique ses histoires propres dans l’ensemble du spectre spatial et chronologique, ensuite les connecter à une histoire mondiale bien comprise.
Ce double front historique permet de tenir cette histoire à l’ambition démente ni trop près du sol où elle s’embourberait, ni trop haut dans les cieux de l’abstraction, en suivant un déroulement thématique presque obligé vu l’ampleur du travail : cosmogonies amérindiennes, guerres, empires, espace et temps, territoires, apocalypses, etc., sont déclinés pour dessiner un tableau à la fois synthétique et analytique de myriades de peuples et de sociétés dont est faite l’histoire, qu’un lecteur frustré et plus spécialiste pourra compléter grâce à des références bibliographiques généreuses. L’irruption des Européens (et, avec eux, du christianisme) est intégrée dans ce canevas historique au long cours à une place qu’on lui connaissait déjà, mais qui est ici détaillée avec une clarté et une volonté d’exhaustivité prodigieuses : rupture majeure qui n’empêche pas des continuités longtemps invisibles avec l’Amérique d’avant la conquête.
Cette Histoire des peuples d’Amérique fait figure d’événement, ou au moins de livre important dans les recherches consacrées à ces questions, moins pour son caractère inédit que pour sa capacité à incarner des décennies prolifiques de travaux qu’on imaginait mal restitués sous une forme aussi aboutie et concise. Concision – au regard de la somme hallucinante de livres et de sources ici condensées – qui pourra cela dit rebuter un public non averti de ses exigences et moins au fait des débats intellectuels dans lesquels il s’inscrit : l’Histoire des peuples d’Amérique n’est pas à lire comme un ouvrage de vulgarisation. Situé au carrefour des disciplines et des temps, peut-être faut-il le lire comme tel, guide et porte d’entrée vers de nombreux savoirs de l’ensemble du continent américain, que Carmen Bernand rend accessibles d’une manière magistrale.
Paradis du Nouveau Monde de Nathan Wachtel est aussi un événement, mais à bien d’autres titres. D’abord par son amplitude historique, qui embrasse les quatre siècles de la conquête jusqu’à la toute fin du XIXe siècle, brassant les principaux ensembles géographiques du continent (actuel Brésil, monde andin, Mésoamérique, Amérique du Nord). Wachtel se libère plus encore ici des spécialisations académiques pour multiplier les mises en relation historiques des différentes Amériques dont il s’occupe. Ni traité ni simple recueil d’essais divers, l’ouvrage esquisse avec force des interrogations et des hypothèses de travail stimulantes sur un objet méconnu de l’histoire des peuples amérindiens : le messianisme paraît, malgré le titre, être le sujet premier d’un livre qui l’adosse à l’étude de l’imaginaire européen ayant pensé trouver des jardins d’Éden au moment où l’Europe découvrait l’Amérique.
Plus exactement, le messianisme des peuples d’Amérique est mis en regard avec la compréhension plaquée par les Européens sur ces peuples et la destinée de l’Ancien Monde – l’essai consacré à la figure du « Juif indien » occupe ainsi une place centrale dans le dispositif de l’ouvrage. Dès les premiers jours de la conquête, nombre d’Européens virent dans les peuples qu’ils découvraient les descendants des tribus d’Israël, remarquant des parentés linguistiques et culturelles (aujourd’hui évidemment démenties) entre Juifs et Amérindiens. Ces théories qui perdurent jusqu’au XIXe siècle et les livres sacrés des Mormons insèrent les peuples d’Amérique dans une conception européenne du monde ambiguë, puisqu’elle leur dénie une forme d’autonomie tout en leur offrant une situation dans les sociétés occidentales plus enviable que celle, postérieure, fournie par les discours de hiérarchie des races : « qu’il s’agisse d’anthropologie physique ou d’anthropologie sociale, le discours scientifique s’imprègne alors de l’idée d’une hiérarchie des races ou des cultures, et les Indiens n’y gagnent rien ; ils se retrouvent maintenant (avec les Noirs) au plus bas de l’échelle ».
Le recueil d’essais agencé par Nathan Wachtel multiplie les mises en regard entre des histoires plurielles : le Juif et l’Indien – tous les deux bien connus de l’auteur – tout comme l’Europe et l’Amérique, le paradis et l’ici-bas, la raison et la folie… Le découpage en thèmes d’apparence obvies, suivant un ordre géographique et ethnologique banal, masque mal ce bouillonnement plus souterrain du livre, d’où émerge un objet intellectuel et historique relativement neuf avec ce messianisme « indien », des premières fièvres du retour de l’Inca jusqu’à la ghost dance des Sioux et Shoshones à la fin XIXe siècle. Cette dernière étude emmène Wachtel loin de ses terrains de spécialisation, mais invite le lecteur à une autre périodisation au sein de laquelle les peuples d’Amérique sont moins corsetés que dans les logiques temporelles européennes.
Ces façons de liberté avec certaines convenances académiques esquissent des continuités, sous forme d’hypothèses aussi bien dans l’interprétation théorique (quel fond commun aux peuples d’Amérique permet de rendre compte de toutes ces manifestations ?) que dans l’analyse des formes prises par chaque mouvement messianique, depuis la trop célèbre Terre sans mal des Tupi-Guarani. Ainsi de la question de la danse et de la musique, qui affleure dans ces essais comme une étonnante permanence des formes, avec l’avantage d’avoir été documentée par des relevés musicaux, depuis Jean de Léry recopiant sur partition les chants des Tupinambas à James Mooney inscrivant les chants sioux de la ghost dance.
Paradis du Nouveau Monde est un livre quelque peu à part, promenade savante et enlevée dans l’histoire intellectuelle et populaire américaine comme dans la pensée de son auteur, pour ouvrir de vastes perspectives intellectuelles aussi bien que pour synthétiser des états de la recherche. Sans doute est-ce en raison de l’évocation dans l’ouvrage de l’autre spécialité de Nathan Wachtel, le judaïsme marrane de l’époque moderne, mais ce livre fait de ce point de vue fortement penser aux écrits de Scholem sur le messianisme juif, qui occupent peut-être une place comparable dans les études hébraïques du second XXe siècle.
Ces deux livres importants de deux auteurs qui ne le sont pas moins invitent à concevoir les études américanistes dans leur vitalité du moment ainsi que dans leur histoire récente, dont le dynamisme semble ne jamais devoir se démentir. Aiguillonnées par de tels penseurs, il n’est pas douteux que ces études continueront d’apporter beaucoup à l’ensemble des savoirs historiques et anthropologiques.