Le livre des incompris est la première œuvre narrative d’Irène Gayraud, poète affirmée (trois recueils parus, dont le premier, À distance de souffle, était déjà très réussi), chercheuse et enseignante, traductrice de l’italien et membre du groupe Outranspo (Ouvroir de translation potencial). Elle nous propose un livre de livres et de vies, composé de différents récits. Chacun d’eux raconte l’histoire d’un auteur fictif et de son œuvre.
Irène Gayraud, Le livre des incompris. Maurice Nadeau, 190 p., 18 €
Une fermière née en 1870 écrit des poèmes qu’elle adresse à des animaux – et lègue le recueil à son petit-fils qui en parle à la fin du XXe siècle à un universitaire de passage ; une jeune fille contemporaine de Dante écrit à son aimé des poèmes hermétiques, censés l’amener à elle par une force magnétique cryptée – et l’évocation de son œuvre perdue, détruite par la crue d’un fleuve, éveille de nos jours la nostalgie et les désirs dudit universitaire ; le même universitaire (il s’agit du narrateur du roman d’Irène Gayraud) entend, peu de temps avant de mourir, le récit du vieux Chinois qui, le premier, inventa le livre et voulut, au péril de sa vie, l’offrir à l’empereur.
Irène Gayraud transpose ainsi dans la fiction les récits que l’histoire littéraire consacre parfois à la vie et l’œuvre d’un écrivain réel. Ces vies et ces œuvres fictives constituent la bibliothèque intime du narrateur, éminent professeur de philosophie ; ce sont les livres qui l’ont « bouleversé » mais dont il n’a jamais parlé. Vieux et malade, il se résout à écrire leur histoire secrète, et par conséquent la sienne.
La narration du philosophe nous entraine alors, au gré de sa vie et de ses lectures passées, à Florence au Quattrocento, en Espagne au temps de l’Inquisition, dans le Lot au XIXe siècle, dans le Paris contemporain aussi. L’apparente diversité des lieux et des époques, et le sens de la reconstitution historique et du récit, permettent d’entrer dans les histoires d’Irène Gayraud avec plaisir, comme dans certains contes. On frissonne agréablement devant le sinistre – et très bête – Inquisiteur, on s’émeut du cerf dans la clairière, on prend garde au bruit des carrosses, on s’inquiète (mais pas trop) de l’encre qui gèle dans les encriers, et du temps nécessaire pour assouplir des fibres de bambou.
Évidemment, la diversité est aussi matière à répétition : car si le décor change, chacune de ces histoires rejoue à sa manière la grande scénographie un peu sublime, morale et désuète de l’écrivain solitaire, le plus souvent animé d’une bonne volonté humaniste, naturaliste ou rédemptrice, et d’une passion pour l’écriture obsessionnelle, vitale. Et c’est peut-être ici qu’on se détachera un peu du Livre des incompris – du moins si l’on ne partage pas cet imaginaire de l’auteur-e solitaire, de son écriture-passion et de ses rêves de bienfaits pour l’humanité. On finit par trouver que ce modèle si prégnant impose un peu plus qu’un thème esthétique et qu’une matière à écriture : il impose aussi, finalement, la limite d’un propos plutôt univoque et moral sur la littérature. Alors on voudrait détendre le cercle des lectures imaginaires de l’éminent philosophe, et l’on se murmure à soi-même que, quitte à inventer des œuvres, quitte à nous faire entrer dans une histoire littéraire alternative, le dispositif d’Irène Gayraud pourrait explorer d’autres personae d’écrivains et d’écrivaines et d’autres idées de la littérature.
Mais trêve de regrets : Irène Gayraud, avec cette première œuvre narrative, nous offre une scénographie qui lui permet de révéler de vrais talents de conteuse. Parmi ses œuvres imaginaires s’en trouvent certaines qui réservent de bien jolies surprises formelles.