Dans l’introduction à ce recueil de préfaces pour des textes de Sigmund Freud, écrites entre 1993 et 2006 pour la collection « Quadrige » des Presses universitaires de France, Jacques André s’interroge : « L’œuvre de Freud croule sous les gloses […] Qu’est-ce qui permet à cette lecture de rester vivante, source de réflexions, et [de ne] pas seulement se réduire à la somme d’un enseignement ? » Il y répond partiellement dans la préface du Petit Hans : « L’une des raisons tient sans doute à ce qu’en marge de l’argumentation centrale, le texte freudien ouvre beaucoup plus de pistes qu’il n’en suit ».
Jacques André, Lectures de Freud. PUF, coll. « Petite Bibliothèque de psychanalyse », 176 p., 14 €
Le pluriel du titre, « Lectures de Freud », posé après coup, puisque les préfaces qui sont contenues dans l’ouvrage n’étaient pas destinées à être publiées ensemble, témoigne du parti pris de Jacques André de suivre ces pistes parallèles : non pas imposer « une » lecture scolaire, mais ouvrir à l’infini des lectures, non pas au sens d’un relativisme, mais plutôt d’une obsession amoureuse insatiable… car l’auteur nous montre à travers son propre exemple l’attraction « transférentielle » qu’exerce le texte freudien sur tout psychanalyste, et qui pousse chacun à y revenir encore et toujours avec la surprise de retrouver l’enthousiasme et l’excitation de la première fois.
Aussi les textes de ce recueil sont-ils autant de « plaisirs préliminaires », préfaces destinées à préparer le lecteur à l’expérience singulière, vivante, troublante aussi, qu’est une lecture de Freud. Jacques André aborde son œuvre non en « freudologue », mais en psychanalyste habité par sa passion pour la psychanalyse, par sa curiosité sexuelle infantile, habité donc par son « petit Hans » interne, emblème de la vitalité contagieuse de « l’infantile ».
Ces « lectures » illustrent ce foisonnement qui menace de déborder le lecteur-chercheur : « le préfacier du texte de Freud souffre de l’embarras du choix », écrit André dans la préface du Président Schreber. Souffrir de l’embarras du choix… une image de la névrose du chercheur aux prises avec sa curiosité sexuelle, celle de l’enfant « pervers polymorphe » des Trois essais. « Non seulement les théories sexuelles infantiles touchent au vrai, par l’inventivité des constructions qu’elles proposent, mais de façon beaucoup plus surprenante et dérangeante, elles disent la vérité de l’activité théorique elle-même… Si tout n’est pas sexuel, la sexualité se mêle de tout, à commencer par l’activité de théorisation : découverte essentielle de Freud pendant cette première décennie du siècle, mais découverte redoutable menaçant de se retourner contre elle-même, rendant définitivement instable la conviction scientifique, à commencer bien sûr par la conviction psychanalytique ». Cette instabilité est la matière même de la pensée psychanalytique ; si elle est maintenue, elle la préserve de devenir une doxa et lui impose une exigence constante de « remise sur le métier » de ses concepts, à l’aune d’une expérience clinique toujours, elle aussi, déstabilisante.
Chacune de ces sept préfaces témoigne de cette instabilité, invitant le lecteur « freudologue » à creuser de nouvelles pistes, avec le risque de tomber sur le doute, l’impasse, la contradiction interne, mais aussi de rencontrer l’expérience de l’approfondissement d’une conviction à mesure que l’exploration avance. André montre non seulement Freud au travail avec ses collègues et ses patients, mais aussi, et tout particulièrement dans les dernières préfaces du recueil, qui portent sur des textes tardifs (Inhibition, symptôme et angoisse, L’avenir d’une illusion, Malaise dans la culture), un Freud au travail avec lui-même, qui interroge, remanie sa propre théorie (de l’angoisse), appliquant à son œuvre une exigence qui ne peut qu’engager ses successeurs à faire de même.
Les préfaces sont présentées dans l’ordre chronologique comme autant de chapitres d’un roman : la première préface, celle de la Première Théorie des névroses, documente une naissance à la fois angoissante et joyeuse ; la dernière, qui introduit le Malaise dans la culture, en dépit du « sombre tableau » de l’homme impuissant face à ses propres forces destructrices, ouvre sur une démarche de pensée, celle de la fameuse « métaphore archéologique » d’une psyché conservant toutes ses constructions antérieures. « Avec Freud, les cheminements conceptuels multiplient volontiers les allers-retours, suivent rarement une progression linéaire. Il n’est guère de piste par lui tardivement empruntée qui n’ait été au moins entr’aperçue dans le temps de la naissance de la psychanalyse », écrit Jacques André.
La théorie freudienne est indissociable de la vie (quotidienne) des individus à qui elle doit son existence. Ainsi le début de la préface du Petit Hans : « En 1972, un peu plus d’un an avant sa mort, Herbert Graf accorde une interview à la revue Opera News. Il y retrace sa vie de metteur en scène… » Nous commençons, comme il se doit, par l’après-coup. Herbert-Hans est devenu metteur en scène ! Dans la mise en scène de Freud, racontée par Jacques André, les personnages en présence sont Freud lui-même, le père de Herbert-Hans, et Herbert alias le « petit Hans » : « Entre les trois hommes (dont un petit), l’excitation est à son comble », commente l’auteur. Notre regard se décentre, il n’y a plus d’enfants ou d’adultes, l’infantile règne en maître et abolit les différences…
Si les théories des adultes sont nourries par l’activité sexuelle de l’enfant, c’est bien parce que cette activité ne s’arrête pas avec l’enfance. Dans la préface de L’homme aux rats, l’étude de la névrose obsessionnelle devient la scène « de la rencontre des contraires et de l’excitation à son acmé ». Ernst Lanzer, le patient de Freud, fait l’expérience de son premier coït, à 26 ans : « Mais c’est formidable, pour cela on pourrait assassiner son père ! »
Cette rencontre des contraires, ce conflit impossible gagne l’analyse même, puisque Freud finit par se demander si analyse et guérison ne sont pas contradictoires : « Freud ne parle pas de fuite dans la guérison, mais il en est très proche quand il souligne que le ‟succès thérapeutique” fit obstacle aux déliaisons – défaire fil à fil – de l’analyse ». En effet, « si l’on est attentif à ce qui fascine Freud dans cette analyse, ce n’est pourtant pas l’amour ou la haine en eux-mêmes, mais bien ce qui est mis en scène par la virulence de leur antagonisme : à savoir le conflit psychique, la psyché soumise à la contrainte ». Et André poursuit : « Pour le coup, la contrainte de la théorisation […] revêt une signification remarquable. C’est que ce mouvement n’est pas sans rappeler celui-là même du névrosé dans ses tentatives désespérées d’en finir avec le tiraillement des contraires. Le théoricien et le névrosé de contrainte sont dans une parenté qui peut faire craindre que le doute, menaçant l’esprit du second, ne contamine la pensée du premier ».
La « névrose de contrainte » gagne aussi les traducteurs autour du choix de la traduction du terme Zwangsneurose, entre « névrose obsessionnelle » et « névrose de contrainte ». Dans la préface du Président Schreber, c’est le théoricien-psychanalyste paranoïaque, pris dans les rets du transfert homosexuel, qui occupe le devant de la scène. Dans celle d’Inhibition, symptôme et angoisse, nous voyons Freud torturé entre deux théories de l’angoisse, hésitant, revenant en arrière, se contredisant… Jacques André lui aussi interroge : pourquoi dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926), Freud ne parle-t-il pas de la pulsion de mort, « notion introduite à grands frais métapsychologiques peu de temps avant, en 1920 » ?
Ce sont ces différentes figures du chercheur saisi par son objet qui émergent le plus vivement de ces « lectures ». C’est ce que transmet André : l’envie de théoriser à son tour, de lire et relire soi-même. La dernière préface, consacrée au Malaise dans la culture, texte « pessimiste » écrit par Freud à la fin de sa vie, ouvre sur une scène de séduction, une lettre à Lou Andréas-Salomé. Le Malaise, lui dit Freud, est un texte « tout à fait superflu », écrit pour passer le temps pendant un été d’ennui à Berchtesgaden : « Mais que pouvais-je faire d’autre ? Il n’est pas possible de fumer et de jouer aux cartes toute la journée ». C’est avec la théorie que le vieux Freud séduit encore.