Aux sources de la science-fiction

Hypermondes (7)

Si le terme de « science-fiction » s’est imposé aux États-Unis en 1929, des écrivains anglais et français inventèrent le genre au tournant du XXe siècle. J.-H. Rosny Aîné, Régis Messac, Maurice Renard développèrent ce que ce dernier appela « le merveilleux scientifique ». La science y devenait le point d’ancrage d’un imaginaire romanesque souvent sombre et angoissé, fortement influencé par le contexte historique. La collection « Les Orpailleurs » des éditions de la Bibliothèque nationale de France entreprend de republier certains de ces textes.


Maurice Renard, Le maître de la lumière. BNF, coll. « Les Orpailleurs », 304 p., 14,50 €

J.-H. Rosny Aîné, La mort de la Terre et autres contes. BNF, coll. « Les Orpailleurs », 184 p., 12,50 €

J.-H. Rosny Aîné, L’énigme de Givreuse et autres contes. BNF, coll. « Les Orpailleurs », 168 p., 12,50 €

Théo Varlet, La grande panne. BNF, coll. « Les Orpailleurs », 208 p., 13 €

H. J. Magog, Trois ombres sur Paris. BNF, coll. « Les Orpailleurs », 256 p., 14,50 €


Le dernier roman paru, Le maître de la lumière, fut d’abord publié en feuilleton dans le quotidien L’Intransigeant en 1933. Ce n’est pas le meilleur livre de son auteur : à cette époque de sa vie, Maurice Renard, grand bourgeois appauvri par la guerre de 1914, est obligé d’écrire pour vivre, ce qui explique sans doute l’intrigue policière stéréotypée dont souffre ce roman. Du même auteur, on peut préférer les extraterrestres inattendus du Péril bleu (1911), ou Le docteur Lerne, sous-dieu (1908), étonnante histoire de savant fou échangeant les esprits d’un homme et d’un taureau. La scène où le narrateur, prisonnier de son enclos, observe son corps habité par le bovidé s’ébattre avec sa fiancée est mémorable.

Le docteur Lerne illustre un paradoxe du merveilleux scientifique : les œuvres de ce courant joignent souvent une écriture assez traditionnelle et un conservatisme social bon teint à une imagination fulgurante tranchant dans le vif de la morale et des bonnes mœurs. Bien des romanciers scientifiques, surtout jusqu’aux années 1920, donnent le sentiment d’être doubles : des bourgeois bien sous tous rapports hantés par d’audacieux démons. Peu de textes sont aussi troublants que « Les Hommes-Sangliers » (1929) de J.-H. Rosny Aîné, dans lequel une jeune Hollandaise éprouve des sentiments d’une ambiguïté déchirante pour l’homme-bête rescapé de la préhistoire qui l’a enlevée. C’est parce que l’héroïne reste une puritaine bien-pensante et se révèle en même temps une femme soulevée par la découverte de ses sens que la nouvelle est si étrange. Les dieux rouges (1923, repris dans l’anthologie de référence de Serge Lehman, Les chasseurs de chimères) est aussi une superbe histoire de monde perdu, dominée par une autre figure de jeune femme, sombre, tragique et intransigeante, Wanda Redeska.

Maurice Renard, Le maître de la lumière

Parallèlement, Rosny, au souffle et à l’imagination impressionnante, par exemple dans « Les Xipéhuz » (1887), La force mystérieuse (1913) ou Les navigateurs de l’infini (1925), glisse dans d’autres textes – même si ce n’est pas leur objet – quelques remarques sur la supériorité des races blanches civilisées par rapport aux indigènes. Maurice Renard prend, lui, résolument le parti des « heureux de ce monde » dans Le maître de la lumière. Ses mièvres héros, bien en peine de trouver une alternative à leur vacance perpétuelle, vantent chez les domestiques « deux yeux fidèles comme on n’en voit guère, tant ils exprimaient, pour Charles, de respectueuse soumission ». Ce Charles met « au-dessus de tout la religion de la famille, la fidélité irréductible aux traditions ancestrales, l’amour filial et le respect des institutions, des croyances et des lois domestiques sur lesquelles se fondent les seuls foyers durables », etc.

Le merveilleux scientifique a cependant également attiré des écrivains d’autres tendances : La belle Valence (1920) de Théo Varlet et André Blandin transforme le voyage dans le temps en féroce satire antimilitariste. Comme Victor Méric, Régis Messac était pacifiste et libertaire. Le premier décrit dans La der des der (1929) une guerre interminable. Le second, résistant disparu lors des marches de la mort en 1945, créateur de la collection de science-fiction « Les Hypermondes », dénonce les dictatures asservissant les classes populaires dans le très beau La cité des asphyxiés (1937). Il est surtout l’auteur de Quinzinzinzili (1935), chef-d’œuvre de noirceur sarcastique et d’anthropologie romanesque. Dans les premières pages, le narrateur décrit « la deuxième guerre mondiale » (sans majuscules) mettant aux prises l’Allemagne et le Japon d’un côté, l’URSS, les États-Unis et la France de l’autre, et diverses autres nations les unes contre les autres. Dans le déchaînement des nationalismes, un savant japonais anéantit la population terrestre, à l’exception d’une douzaine de préadolescents qui visitaient une grotte. Ils se voient offrir une opportunité unique de refonder l’humanité. Mais Régis Messac n’est pas très optimiste.

Pris en étau entre les deux guerres mondiales, le merveilleux scientifique va exprimer l’angoisse de l’époque. Rosny, renouvelant le thème du double, sonde les traumatismes de la première dans L’énigme de Givreuse (1919), repris dans la collection « Les Orpailleurs ». La grande panne (1930) de Théo Varlet, également réédité par la BNF, explore les inquiétudes créées par le progrès scientifique et le brusque rapprochement des immensités spatiales qu’il opère. Le remarquable et glaçant La fin d’Illa (1925) de José Moselli met en garde contre le fascisme naissant, comme La maison aux mille étages de Jan Weiss. Ce dernier est tchèque, mais la Première Guerre mondiale l’a autant traumatisé que les Français. Prisonnier en Russie, il a fait de son expérience de la fièvre typhoïde un moteur romanesque. Dans La maison aux mille étages (1929), il annonce de manière dérangeante le mensonge et le processus de sélection à l’entrée des camps nazis. À partir des années 1930, les récits apocalyptiques qui anéantissent la moitié de l’humanité en quelques lignes se multiplient. On peut citer La guerre des mouches (1938) et Les signaux du soleil (1943) de Jacques Spitz et Ravage (1942) de Barjavel, qui a inspiré La route de Cormac McCarthy.

Maurice Renard, Le maître de la lumière

Dès 1910, Rosny écrivait un premier chef-d’œuvre apocalyptique, republié par la BNF, La mort de la Terre. Ce récit à la tonalité mélancolique et tragique préfigure les catastrophes écologiques décrites par J. G. Ballard ou par des romanciers actuels. De gigantesques tremblements de terre ayant englouti les océans et l’activité industrielle ayant causé la fin des pluies, l’humanité s’éteint lentement dans quelques oasis. La grandeur de Rosny tient à la forme de vie qu’il imagine pour la remplacer.

Ces précurseurs ont, aux côtés des Anglais et avant tout de H. G. Wells, mis en place la plupart des grands thèmes qui seront repris tout au long du XXe siècle, en particulier par les Américains de l’âge d’or, avant et après la Seconde Guerre mondiale. Ils ont su aussi, comme l’écrit Maurice Renard dès 1909, et contrairement à Jules Verne par exemple, imaginer « l’aventure d’une science poussée jusqu’à la merveille ou d’une merveille envisagée scientifiquement », utilisant la science comme moyen d’élargir les possibles, mais aussi le concevable, pour atteindre le sense of wonder qui fait le sel de la SF.

À côté de ses défauts, il y a dans Le maître de la lumière des pages magnifiques, celles qui traitent de la fiction scientifique au cœur du récit : par une nuit à double lune aux confins de l’Ain et de la Savoie, ou sur une île de l’océan Indien, on se trouve d’abord plongé dans le mystère, perdant tous les repères de l’habitude, avant que le voile ne se lève et révèle la merveille : du temps matérialisé, du passé concret.

Saluons l’entreprise de la BNF de rendre de nouveau disponibles « d’authentiques trésors négligés par la postérité. Des romans populaires, originaux et parfois fondateurs », mais regrettons qu’aux œuvres importantes évoquées plus haut et à un bon roman de savant fou comme Trois ombres sur Paris, se soient mêlés des livres dispensables. L’androgyne d’André Couvreur est d’un ennui confondant ; Un chalet dans les airs d’Albert Robida reste au mieux une curiosité désuète. On espère que « Les Orpailleurs » continueront leur belle entreprise, avec, pourquoi pas, des romans telles que La fin d’Illa, Les dieux rouges, Le continent maudit de Morgin-De Kéan, Un mois sous les mers de Tancrède Vallerey, Le mystérieux docteur Cornélius de Gustave Le Rouge, ou La poupée sanglante, La machine à assassiner et La double vie de Théophraste Longuet de Gaston Leroux.

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