Le dernier roman d’Olivia Rosenthal imagine une société terrifiante, sorte de prolongement cauchemardesque de notre monde. L’insurrection n’a pas eu lieu et tout est allé vers le pire. Mais du fond de cette obscurité brillent encore quelques lucioles, et une poignée d’individus s’agrègent pour mettre du sable dans les rouages… Éloge des bâtards tient tout entier dans cet entrebâillement. Déjà vu ? Seulement en apparence.
Olivia Rosenthal, Éloge des bâtards. Verticales, 336 p., 20 €
Face au récit, on ne peut s’empêcher de se demander où et quand, peut-être pour se rassurer. Olivia Rosenthal s’emploie à déstabiliser ces interrogations en créant un léger effet de flou. Ça pourrait se passer en Seine-Saint-Denis. Ça pourrait être notre régime politique, en un peu plus dur encore. La terre finit d’être nappée de béton, les barres d’immeubles grattent tant le ciel qu’il en a disparu : « ils se sont débrouillés pour que le commerce devienne un quasi-prolongement de l’habitat et qu’on n’arrive plus à discerner les fonctions. Ils ont troué le territoire de lieux de transaction au point que toutes les activités humaines se concentrent dans des espaces qui appartiennent à de grands groupes ».
À égale distance du réalisme et d’une science-fiction, tout se joue dans cette mince et angoissante indécision. Avec une grande force visionnaire, l’auteure invente une société qui n’est pas la nôtre, mais pourrait l’être très bientôt. L’insurrection ne se profile même plus à l’horizon et Éloge des bâtards ne brode pas une écriture de la révolution. Reste, le long d’interstices oubliés par la domination, la possibilité d’un ensemble de coups tactiques perpétrés par une escouade de neuf personnes dont la narratrice, Lily. Pour eux, il s’agira toujours moins de faire vaciller l’édifice social que de conserver un semblant de dignité, avec pour espoir « d’être victorieux en tout petit ».
Poésie impossible et guérilla arty évoquent le situationnisme ou la fantaisie désespérée de Fight Club : « On allait subtiliser les modes d’emploi des appareils électroniques et leur substituer des extraits du Kama Sutra. » D’autres jeux de détournement injectent de l’inattendu dans un territoire « quadrillé ». Ce dernier est l’enjeu et le terrain de ceux qui se sont « constitué[s] en groupuscule, et avai[en]t le sentiment de se déplacer dans les anfractuosités de territoires plus grands que nous, de nous lier aux paysages, d’y laisser nos empreintes, d’y graver nos hiéroglyphes ».
Par ses descriptions de reconfigurations de l’espace, Éloge des bâtards a une évidente dimension utopique. Celle-ci tire toute sa beauté de son absence d’illusion, toujours sur le fil, cauchemar parfois, rêve aussi comme lors de cette description d’une descente de la Seine, en pirogue en pleine nuit, dans une banlieue dévastée par l’urbanisation. Lily derrière ses camarades « apercevait leurs dos penchés en avant dans l’effort et les plis de leurs vêtements parfois accrochaient un des mille reflets de notre ville ». Avec ses personnages à la recherche de bifurcations, le texte n’a pas la nostalgie des épopées révolutionnaires. Éloge des bâtards croit dans la force des minorités agissantes et manifeste ce romantisme des interstices loué par Marielle Macé. Dans les dérives frondeuses de ces neuf singuliers « bâtards » si rétifs, on retrouve surtout Jacques Rancière affirmant que « la seule manière de préparer le futur est de ne pas l’anticiper, de ne pas le planifier, mais de consolider pour elles-mêmes des formes de dissidences subjectives et des formes d’organisation de la vie à l’écart du monde dominant ».
Olivia Rosenthal a tiré tout le suc littéraire de ces hypothèses politiques si prégnantes aujourd’hui. Elle a bien identifié l’imaginaire narratif de ces théories vantant les marges du capitalisme. Cet imaginaire est celui du roman d’aventures : disjonction soudaine hors du temps commun, écart hors de la vie « normale » et glissement, toujours temporaire, dans un monde moins banal ou moins soumis. En lisant Éloge des bâtards, on comprend tout ce que les récits à la Rancière de « sécession d’un peuple inventant ses formes de vie autonome » ou autres « cabanes » doivent aux échappées merveilleuses de Stevenson. De là l’attrait irrésistible car consolateur de ces textes, qu’ils soient essais ou fictions. Pour le formuler en termes triviaux, leur vision des combats sociaux a tout simplement quelque chose de plus amusant que le long travail d’organisation et de propagande propre à la politique « classique ».
Olivia Rosenthal aurait pu s’en tenir là, et faire alterner embardées et descriptions d’un monde dominé. Elle crée cependant un troisième terme, le plus important de son texte, d’une impressionnante technique romanesque. Entre deux opérations commando, chacun des neuf membres du groupe se livre en effet devant les autres à un long récit de soi et de ses origines. La parole et l’individualité sont ainsi replacées au centre du roman, au cours de cinq nuits rythmant le livre et réactivant le modèle de la veillée.
Face à un présent clos par l’État, le capital et le torrent de la vie courante, « le passé nous offrait un énorme champ libre ». Dans ces retours sur leurs existences abimées de « bâtards », le roman laisse pénétrer une autre lumière. Se joue une mise en commun, une socialisation de ces lourds passés. Dans ce monde où l’on se tait, la narratrice se demande si « la parole peut être considérée comme une activité subversive. À mon avis, oui ». Parallèlement aux péripéties poético-politiques coexiste ce tour intime et nocturne répété tout du long. Les neuf prennent le temps, littéralement, en se créant des traditions orales. Leur victoire est là. Les expéditions aventureuses font disjoncter la domination par à-coups, mais elles ont un envers qui prend la forme de Mille et Une Nuits d’un temps ritualisé, partagé et reconquis.
D’où un livre aussi étonnant qu’émouvant, où les héros et les héroïnes montrent leurs plaies et où les coups d’éclats sensationnels s’articulent à l’humilité de celui qui fend l’armure. Ce processus est non moins politique car « grâce aux histoires qui se trament entre nous notre collectif sera fondé, soudé, avéré, constitué ». Le groupe s’affirme alors comme le vrai noyau d’un monde à reconstruire. Sans famille ni idéologie, mais riche d’affinités souterraines.