Ces trois livres ont des thématiques croisées. La haine des clercs de Sarah Al-Matary fait une histoire de la haine que l’on a portée, de diverses manières et selon les époques, aux représentants de l’intellect en France. L’ordre émotionnel du savoir de Françoise Waquet fait une histoire des conditions matérielles dans lesquelles les savants et les professeurs travaillent et des émotions et passions qui les animent. La liberté d’esprit de Stéphane Toussaint déplore ce que sont devenues les conditions de la vie intellectuelle libre.
Sarah Al-Matary, La haine des clercs. L’anti-intellectualisme en France. Seuil, 400 p., 24 €
Françoise Waquet, L’ordre émotionnel du savoir. CNRS Éditions, 352 p., 25 €
Stéphane Toussaint, La liberté d’esprit. Les Belles Lettres, 264 p., 19 €
Sarah Al-Matary comme Françoise Waquet entendent briser des images d’Épinal : celle de la France comme patrie des idées, et celle de l’intellectuel comme imperméable aux passions, pur intellect vivant dans une tour d’ivoire, échappant aux frictions du sensible. La première montre que de Proudhon à Houellebecq, à travers l’affaire Dreyfus, la Première Guerre mondiale, la montée du nazisme et du communisme, et la guerre d’Algérie, les intellectuels n’ont jamais été appréciés, qu’au contraire on n’a cessé de les vilipender, de les ridiculiser et de les moquer, et qu’il y a même en France une tradition intellectuelle de rejet de l’intellect et des choses de l’esprit. Françoise Waquet montre que presque tous les épisodes de la carrière, les lieux de travail, les communautés de la vie des savants, des professeurs et des chercheurs sont marqués d’une forte valence affective et traversés par des émotions multiples.
On se doutait pourtant bien que les images d’Épinal étaient fausses : qui pourrait penser que les Français ont toujours révéré leurs intellectuels, et qui pourrait croire que les métiers de professeur, de chercheur ou d’écrivain soient à l’abri des passions ordinaires ? Seul un lecteur de ces news magazines qui font régulièrement des hit parades des « intellectuels les plus influents d’aujourd’hui » (dans lesquels on retrouve pratiquement toujours les mêmes, et pour cause) et qui se désolent qu’on n’ait plus de « grands penseurs » pourrait croire que l’intellectuel en France est fêté. Et il suffit de réfléchir un instant au fait que les parents veuillent éviter à tout prix à leur progéniture de devenir des « profs » pour voir que les professions supposées cultiver l’intellect et la culture n’attirent guère plus les vocations que celles de ministres du culte.
On n’aura donc pas de scoop dans ces livres. En revanche, on y trouvera de très intéressantes descriptions de différents épisodes de la relation que la vie politique en France a entretenue avec la figure de l’intellectuel et un dossier très riche sur les conditions matérielles et sociales de la vie de chercheur, de la Troisième République à nos jours. Sarah Al-Matary retrace les variations de l’anti-intellectualisme, depuis Proudhon et Vallès en passant par l’affaire Dreyfus, qu’elle a raison de ne pas traiter en paradigme pour envisager une histoire plus longue, avec les polémiques des années 1930, puis celles de la Libération, jusqu’aux développements contemporains. Elle montre très bien que non seulement la figure de l’intellectuel change, mais que les raisons qu’on a de le fustiger ou de le haïr changent aussi d’une époque à l’autre : la « haine des clercs » n’est pas la même selon qu’on l’éprouve au nom du respect du travail manuel ou qu’on voit en lui un ennemi de la religion et du cœur.
On s’étonnera pourtant que, lorsque Sarah Al-Matary traite des années 1930 et 1940, elle ne consacre aucune analyse à Jean Giono, si important dans la genèse de Vichy et du « retour à la terre ». Elle déterre à juste titre des épisodes de la guéguerre entre État laïque et Église des années 1930, comme celui, inénarrable et symbolique, qui conduisit des parlementaires socialistes à vouloir héberger au couvent trappiste de la Grande Chartreuse des « intellectuels fatigués » pour y remplacer les moines locaux. L’expression resta. Fatigué, opiomane, frénétique, militant, généraliste, spécifique, médiatique, l’intellectuel se mue. Sa mue la plus pénible, excellemment documentée, intervient quand l’intellectuel médiatique se pose, comme Michel Onfray, en pourfendeur des « fonctionnaires de la recherche » avec une rhétorique à la Léon Daudet qui témoigne du fait que la haine des intellectuels vient d‘abord de ceux qui se prétendent tels : « Ils passent leur vie, le regard perdu dans une poubelle, les yeux fixés dans son trou noir, puis ils affirment que tout a été dit. Dès lors ils peuvent courir la planète de colloque en colloque, noircir des pages de revues confidentielles pendant la durée d’une longue carrière de général de corps d’armée, soutenir une thèse soporifique et la délayer dans un ou deux livres tout aussi dormitifs et lus par personne, ils seront VRP d’une vulgate qui leur vaudra salaire et retraite – avec brimborions institutionnels, statut hors classe, Légion d’honneur, doctorat honoris causa, médaille du CNRS et autres sex toys pour abstinents sexuels [1]. »
La description historique et sociale que donne Françoise Waquet des universitaires en fait des individus moins passifs. Elle dresse une « écologie émotionnelle » de leur vie, sous la forme d’une cartographie de leurs communautés (candidats, maîtres et disciples), de leurs lieux (bibliothèques, laboratoires, bureaux), de leurs parcours (la thèse, l’accès à un poste), de leurs objets (les livres, les ordinateurs), de leurs travaux (chercheurs, auteurs). Elle exhume des documents et des anecdotes savoureuses, comme le récit par Lucien Febvre du décès par crise cardiaque d’un professeur du Collège de France lors d’une assemblée où il plaidait en faveur de Marc Bloch, ou les rencontres de Philippe Descola avec Claude Lévi-Strauss, ou de Nathalie Heinich avec Pierre Bourdieu. Angoisse, crainte, haine, ennui, ressentiment, frustration, indignation, déception, quelquefois désespoir, sont plus souvent le lot de la vie intellectuelle que sérénité, admiration, estime, fierté, satisfaction et quiétude. L’exercice de la raison est tout sauf dépourvu d’affects.
Françoise Waquet situe son travail dans la lignée des travaux sur l’histoire matérielle du savoir plutôt que dans celle de l’étude psychologique des émotions, tellement à la mode aujourd’hui. Elle préfère ne pas faire de distinctions entre émotion, passion, sentiment, ni de typologie des émotions elles-mêmes. Elle a certes raison, car il aurait été absurde de distinguer la colère ou la joie académique de la colère ou de la joie qu’on éprouve dans l’exercice d’autres métiers, mais on aurait aimé qu’elle s’appuie sur une conception un peu plus élaborée des émotions, notamment dans leur relation aux valeurs. Bien souvent, l’académique est en colère ou indigné parce qu’il juge que les idéaux de sa profession et de ses poursuites sont bafoués ou diminués. S’il se déprime, est-ce seulement parce qu’il recherche la gloire ou la peur de manquer un poste ? N’est-ce pas aussi parce qu’il enrage de voir le savoir lui-même vilipendé ? Françoise Waquet conclut son livre en disant que « l’idéal d’objectivité a dénaturé l’individu chercheur » et elle plaide pour une reconnaissance de la « valeur cognitive de l’émotion ». Mais cette histoire émotionnelle du savoir signifie-t-elle que le savoir objectif lui-même est teinté d’émotion parce que ceux qui le produisent et le vivent en sont eux-mêmes teintés ? Il y a un gros risque ici à commettre le sophisme génétique : prendre les conditions et les causes pour le produit de l’intellect même.
Ce qui manque à ces deux livres est une définition un peu plus claire de ce qu’est le travail de l’intellect. Leurs autrices en ont une conception essentiellement fonctionnelle et sociologique : est intellectuel celui qui exerce un métier catégorisé comme tel – professeur, chercheur, écrivain, journaliste. Mais ces professions peuvent aussi parfaitement regrouper des individus qui en haïssent les idéaux. Une définition moins fonctionnaliste de l’intellectuel est celle de Julien Benda, que Sarah Al-Matary évoque à peine, malgré le titre de son livre : le clerc est celui qui aspire à certains idéaux et respecte les valeurs de l’esprit. Il y en a donc peu au sein des sociétés contemporaines, même si traditionnellement universitaires et professeurs sont supposés répondre à cette définition, et parler au nom de l’universel.
Mais cela veut-il dire que cette figure de l’intellectuel universaliste soit obsolète ? Une autre définition est celle de Sartre : l’intellectuel est celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Sartre voulait dire : qui se mêle de politique. Mais si c’est pour abdiquer les valeurs de l’esprit, n’importe quel parasite, pour reprendre une formule que Michel Serres prenait en bonne part, devient un intellectuel. Or il y a des clercs qui trahissent, et qui trahissent autant que ceux qui, au nom de la terre ou du travail manuel, méprisent leur métier. La raison qu’en donnait Benda était qu’ils haïssent l’intelligence elle-même. L’une des sources principales de la haine des clercs est l’anti-intellectualisme, le culte même de l’émotion. Barrès disait : « L’intelligence, quelle très petite chose à la surface de nous-mêmes », et Bergson, aussi profond (en apparence) fût-il comme philosophe en comparaison de l’auteur de Colette Baudoche, ne disait pas autre chose.
L’autre source de cette haine, que Sarah Al-Matary documente très bien, c’est la liberté de pensée, qui va le plus souvent avec la critique de la religion, mais que les hommes de religion peuvent retrouver quand ils s’opposent aux militaires. Marc Bloch lui-même disait : « Dans tous les pays envahis par les puissances totalitaires, ce fut l’intellectuel que l’on amena le premier vers le peloton d’exécution : instituteurs, prêtres, professeurs. Les hommes qui voulaient dominer le monde savaient qu’il leur fallait d’abord tuer ceux qui s’efforçaient de maintenir la liberté de pensée [2] » ¡Muera la inteligencia ! ¡ Mueran los intelectuales ! disait le général franquiste Millán Astray à Miguel de Unamuno quand il voulait entrer avec ses miliciens dans l’université de Salamanque en 1936. La haine des clercs est le fait des clercs eux-mêmes. En flétrissant l’intellect, ils creusent leur propre tombe.
C’est cette liberté que Stéphane Toussaint place au cœur de l’idéal des humanistes de la Renaissance. Liberté d’esprit plutôt que liberté de pensée, car nous avons tendance à assimiler la seconde à la figure du libre penseur, c’est-à-dire de l’athée, et à la liberté d’opinion et de parole. Les grands humanistes pouvaient être des libres penseurs, comme Giordano Bruno ou Rabelais (mais le cas est discuté, voir Lucien Febvre derechef), mais ils étaient surtout libres en esprit, au sens où, comme l’auteur le rappelle en citant Plotin, l’esprit est en lui-même liberté.
Il est aussi difficile de définir cette notion que celle du libre arbitre. Elle ne signifie pas tout à fait la même chose que ce que les hommes des Lumières et Kant appelleront la capacité de penser par soi-même, ni celle d’être libre de toute contrainte sociale, puisque nombre d’humanistes, comme Lorenzo Valla, l’auteur d’un des plus grands livres sur le libre arbitre, vivaient dans des cours princières et dépendaient de leurs protecteurs. Mais ils étaient surtout libres parce qu’ils avaient le loisir, l’otium, qui n’est pas seulement du temps et des conditions matérielles, mais aussi la capacité de s’intéresser à tout ce vers quoi leur esprit les portait. Ils travaillaient à la gloire de Dieu, ce qui ne veut pas dire qu’ils croyaient travailler pour Dieu. La gloire de Dieu, dans sa version laïque, c’est la vérité.
Cet idéal revient au temps des Lumières (bien comprises) ; puis avec le savant par opposition au politique de Weber ; et, chez Benda, avec le clerc authentique contre le clerc seulement politique. Il a été perdu deux fois. D’abord quand l’intellectuel a défini son travail par rapport aux valeurs sociales et politiques, au détriment des valeurs cognitives. Ensuite quand son existence même est devenue dépendante du monde social. L’équivalent pâlot contemporain de l’otium, c’est le chercheur à vie du CNRS, et peut-être le don d’Oxford. Mais le voilà, comme tous les universitaires, pris dans les rets du marché aux idées, du contrôle permanent de son « impact social », obligé de se conformer à des programmes « fléchés », d’appartenir à des « équipes » et de rendre en permanence des rapports et des évaluations.
La vie de l’esprit est devenue une part de la vie marchande. Voilà un développement qu’Érasme ou Marsile Ficin n’avaient pas anticipé. Mais qu’on revienne aux pensionnés du Roy ou qu’on offre des résidences à la Villa Médicis aux chercheurs, ils ne seront pas libres simplement en retrouvant l’otium. La liberté de l’esprit est celle de dire que deux et deux font quatre et de se soumettre aux contraintes de la raison.
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Michel Onfray, « Le nouveau Diogène est arrivé », préface à Diogène le cynique, fragments inédits, Autrement, 2014.
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Cité dans Jean-Pierre Azéma, « La clef générationnelle », Vingtième siècle, revue d’histoire, numéro spécial n° 22, avril-juin 1989.