En Europe, qu’évoque l’Ouganda ? le dictateur Idi Amin Dada ? la quête des sources du Nil ? la prison à vie pour les homosexuels ? Le premier roman de Jennifer Nansubuga Makumbi a paru en anglais en 2014, au moment de la condamnation par la communauté internationale de ce projet de loi. Entremêlant petite et grande histoire, Kintu est une fresque ambitieuse qui interroge les limites de l’humain.
Jennifer Nansubuga Makumbi, Kintu. Trad. de l’anglais (Ouganda) par Céline Schwaller. Métailié, 480 p., 22 €
C’est l’histoire d’une lignée maudite, un long récit pétri de traditions ougandaises mais aussi d’influences occidentales, tant l’histoire du pays est indissociable de ses liens avec le Royaume-Uni. Oui, l’Ouganda a connu des heures difficiles, des heures sombres même ; il demeure l’un des pays les plus pauvres du monde, miné par la corruption, le manque d’accès à l’éducation, à la santé et à la contraception. Il y a tout cela et plus dans cette saga étourdissante ; Jennifer Nansubuga Makumbi ne craint pas de parler de mort, de sexualité ou de religion.
C’est même le contraire : rien n’est épargné à la lignée maudite de Kintu, gouverneur d’une province du Buganda du XVIIIe siècle, dont les histoires de jalousie, d’inceste et de tueries n’ont rien à envier à celle des Atrides. « Pourquoi les dieux étaient-ils aussi doués pour les mauvais présages ? De toute évidence, s’ils empêchaient les tragédies, il n’y aurait plus besoin de mauvais présages, non ? »
Il est aisé de se perdre dans le foisonnement des personnages et les allers-retours dans le temps, mais des thèmes récurrents émergent – la gémellité, la maladie – comme autant de traits héréditaires. L’histoire de l’Ouganda est évoquée en creux : luttes de pouvoir, crimes de guerre, mensonges proférés par les Africains comme par les Européens. Une forme de dualité ou d’hybridité sous-tend le livre, non seulement parce qu’il y est question de l’individu et de la nation, de l’homme et de la femme, mais aussi parce que les traditions évoquées sont tantôt païennes, tantôt chrétiennes, culminant dans une tentative de conjuration de la malédiction familiale lors d’un week-end pascal, à grand renfort d’animaux sacrifiés. Le nom de certains personnages porte la trace de cet héritage double, à la fois biblique et ganda (le groupe ethnique majoritaire en Ouganda) : Kamu (Cham), Kanani (Canaan), Faisi (Faith).
L’une des images les plus frappantes de cette hybridité intervient vers la fin du roman sous la plume de Miisi, un des descendants de Kintu, qui décrit dans « Africanstein » (ekisode en luganda) l’Ouganda comme un corps noir auquel on a greffé des membres blancs, version coloniale de la créature de Frankenstein. Nouvel exemple d’un élément de culture britannique adapté au vécu des Ougandais, mais aussi interrogation sur le concept de monstre, qui traverse tout le roman. Il donne de nouvelles dimensions au questionnement déjà présent dans Frankenstein : du créateur ou de la créature, qui est le véritable monstre ? N’est-on pas toujours le monstre d’un autre ?
Il s’agit donc bien de tragédie, les personnages ayant tous quelque chose de monstrueux ; il y a décidément quelque chose de pourri au royaume du Buganda et plus généralement dans un monde qui n’a pas de place pour la pitié. Personne n’en sort indemne, mais s’il est possible de conjurer ce qui ressemble à une malédiction, la fin suggère que c’est en acceptant sa part d’autre, sa part d’ombre souvent. Au lieu d’éliminer (fût-ce par accident) son fils adoptif et de bâcler sa sépulture, comme Kintu, de refuser de concilier sa part spirituelle et sa part charnelle, comme Kanani, de se perdre dans la chimère d’une famille d’adoption, comme Suubi, ou d’un pays d’adoption, comme Miisi. Au lieu, si l’on laisse un instant de côté la fiction, d’éliminer les intellectuels et d’expulser les Asiatiques du pays, comme le fit Idi Amin Dada.
On retrouve cette perspective double, ce va-et-vient entre fascination et désenchantement, ces idées toutes faites sur les uns et les autres (arrogance, impiété, ardeur sexuelle, cannibalisme), déclinés sur un mode plus ironique, dans le récent recueil de nouvelles de Jennifer Nansubuga Makumbi, Manchester Happened (non traduit en français) : la première partie (« Departing ») concerne les Ougandais qui partent au Royaume-Uni, l’autre (« Returning ») ceux qui reviennent en Ouganda après des années en Grande-Bretagne.
L’auteure ougandaise, qui a elle-même vécu en Angleterre, livre dans ces premières œuvres une réflexion pleine de finesse exprimée dans une langue puissamment évocatrice.