L’entrée dans la Pléiade de l’historien médiéviste Georges Duby, décédé en 1996, est en soi un événement : il s’agit du premier volume de cette collection consacré à un historien contemporain. Cette édition met à l’honneur une figure œcuménique et brillante de la science historique du XXe siècle, tout en sachant avec talent et rigueur proposer une lecture neuve et actualisée de cette œuvre foisonnante et essentielle pour l’histoire de la féodalité occidentale.
Georges Duby, Œuvres. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 974 p., 65 €
C’est fait. Un historien contemporain est entré dans le panthéon de l’édition française, actualisant enfin une discipline que n’y incarnaient que Thucydide, Hérodote, Tacite, ou, modernité suprême, Michelet. Ce n’est pas rien sans doute – si du moins les historiennes et les historiens se lisent en Pléiade – de pouvoir enfin y être lu. Mais pourquoi donc Georges Duby pour cet accroc à la tradition désormais périmée d’aversion à l’histoire de la part des éditions Gallimard, où Louis Aragon affubla longtemps Pierre Nora du doux nom de « Monsieur Notes-de-bas-de-pages » ? Certainement (outre que Duby était un auteur « maison ») pour le consensus qu’incarne l’historien né il y a un siècle : ni excessivement universitaire comme Fernand Braudel, ni trop récent comme Jacques Le Goff, ni trop lointain comme Marc Bloch ou Lucien Febvre ; ni trop libéral comme François Furet, ni trop IIIe République comme Ernest Lavisse, ni trop marxiste comme Eric Hobsbawm…
Mais d’autres raisons permettent de justifier cette heureuse entrée dans la prestigieuse collection, que la belle et synthétique introduction de Felipe Brandi rappelle en toute lumière. Georges Duby est d’abord un historien qui sut rencontrer son époque pour en mettre en valeur toutes les potentialités, réunissant finalement universitaires et grand public autour d’un Moyen Âge qu’il contribuait à réinventer. De l’impact immédiat auprès de la communauté historienne de ses travaux de thèse sur l’histoire sociale du Mâconnais, en 1952, jusqu’à sa notoriété et ses responsabilités médiatiques qui l’amenèrent à présider une chaîne de télévision, la Sept, l’itinéraire de Georges Duby incarne, seul peut-être, une « Nouvelle Histoire » qui se voulut aussi bien motrice sur les plans scientifiques qu’engagée dans son temps. Que les ors de l’Institution ne soient jamais parvenus à éteindre cette intenable exigence, malgré le Collège de France en 1970, ou l’Académie française en 1986, dit avec éloquence la conviction avec laquelle Duby fit toujours cette histoire plutôt qu’une autre plus facile, comme nombre de ses contemporains.
L’œuvre est ici synthétisée par une double approche qui convainc rapidement de sa pertinence, évitant le fatal regret devant les textes oubliés (L’An Mil, Guerriers et paysans ou encore Mâle Moyen Âge), qui auraient coupablement alourdi ces deux mille pages déjà bien remplies. L’essentiel des textes recueillis ici permet de retrouver les ouvrages les plus emblématiques du médiéviste, en dressant un portrait fidèle des thématiques qu’il creusa souvent en pionnier ou du moins en sachant donner un écho plus large à des travaux universitaires méconnus du lectorat : ainsi des Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme, qui achève une réflexion de longue durée sur la division des sociétés féodales en oratores, bellatores et laboratores (ceux qui prient, ceux qui font la guerre et ceux qui travaillent), tout en popularisant un intérêt alors naissant pour l’histoire des imaginaires et des mentalités. L’inspiration de l’école des Annales, dont Duby fut l’un des plus illustres représentants pour la troisième génération, y est invasive à travers les références explicites à Marc Bloch ou à Fernand Braudel, remis en question dans un autre ouvrage séminal qui fit date dans l’histoire événementielle, Le dimanche de Bouvines.
Avec ces deux livres fondateurs, la présente compilation sait documenter dans un choix classique mais heureux l’intérêt du médiéviste pour une histoire de l’art médiéval aussi rigoureuse qu’accessible (Le temps des cathédrales, qui l’ouvrit à des activités télévisuelles à l’époque inédites pour un historien universitaire), pour l’histoire des femmes (Dames du XIIe siècle) ou encore pour des monographies pénétrantes d’érudition et de verve (Guillaume le Maréchal). La visée synthétique de ces Œuvres fonctionne à merveille, restituant un Duby « officiel » qu’il était indispensable d’honorer.
À travers ces textes, c’est une immense part de la révision de notre compréhension de la féodalité caractérisant ce Moyen Âge central (Xe-XIIe siècles) qui fut sans discontinuer au cœur des recherches du médiéviste : en héritier de Bloch et de Braudel, Duby reprend au premier des concepts, notamment la féodalité et une utilisation féconde des sciences sociales ; au second, le sens géographique et un économisme exigeant. Ne se contentant pas de faire prospérer l’héritage des générations précédentes, Duby formalise certaines intuitions encore inexplorées de la première génération de l’école des Annales : ce sera l’histoire des mentalités et l’irruption de nouveaux concepts – notamment celui d’imaginaire – qui transformèrent notre compréhension de la société féodale et de ses complexités, au-delà même du seul triptyque inspiré de Georges Dumézil des « guerriers, seigneurs et paysans ».
Avoir su payer sans écart cet écot au curriculum brillant de l’historien tout en ouvrant sur des aspects plus inattendus de son œuvre est un mérite encore plus louable de ce volume. Felipe Brandi, spécialiste de la biographie et de l’œuvre de Duby, parvient à introduire d’autres pans de la contribution du médiéviste à notre compréhension du Moyen Âge, en ajoutant une leçon inaugurale au Collège de France impressionnante et toujours actuelle, ainsi que d’autres textes plus intimes et épistémologiques qui pourront intéresser un lectorat moins spécialisé. On ne peut s’empêcher d’y voir le signe d’une influence posthume de Georges Duby sur son éditeur, qui parvient ainsi à nouer les multiples historiens cohabitant au sein de l’illustre médiéviste, tout à la fois vulgarisateur, cacique iconoclaste de la faculté et modernisateur intellectuel, avec les combats savants pour lesquels il milita.
La préface de Pierre Nora, personnage essentiel de la carrière de Duby et de tout ce qu’on appela autrefois la « Nouvelle Histoire », ajoute à cette impression de proximité affective pour l’œuvre qui se dégage de l’édition. Outre cette impression, ces Œuvres apportent une lecture véritablement nouvelle de la bibliographie pléthorique de l’historien, prenant leur place parmi d’autres anthologies, notamment celles de la collection « Quarto », avec lesquelles elle a de nombreuses analogies qui ne sont pas pour autant des redondances. Plus synthétique et moins thématique que les compilations déjà disponibles, celle que propose la Pléiade présente en effet une œuvre rigoureusement documentée – et donc susceptible de séduire un public universitaire – tout en visant d’abord à toucher un public moins spécialiste, qui y trouvera une porte d’entrée dans l’œuvre.
Cela dit, la restitution réussie de cette œuvre à la fois proche et lointaine évacue une grande part de la question des postérités de Duby, à une époque où les médiévistes s’emparent de nouvelles voies scientifiques et médiatiques pour transformer, une fois encore, notre Moyen Âge. Entre Patrick Boucheron au Collège de France, la réussite numérique puis livresque du projet « Actuel Moyen Âge » et l’intérêt pour la période suscité par de nouveaux objets (Game of Thrones, en premier lieu), force est de constater que l’héritage de Duby et de bien d’autres continue d’habiter la discipline et la période – quoiqu’on ne retrouve plus l’intérêt de médias plus installés pour ce bouillonnement, au contraire des années 1970 à 1990, signe possible d’une dévaluation de la parole universitaire…
Cette postérité aurait mérité qu’on lui fasse un sort, pour mieux comprendre Duby non seulement dans son époque mais aussi dans la nôtre, où ses héritages contrastés pourraient être plus importants qu’on ne le croit souvent, mais aussi plus stériles. Ainsi de l’insistance stimulante de l’éditeur pour l’importance du style littéraire et de la subjectivité dans l’écriture de l’histoire par Georges Duby, qui paraît accuser la vie historienne contemporaine, dans laquelle de telles réflexions ont perdu beaucoup de leur énergie. Cela reste toujours une surprise bienvenue, mais deux mille pages de Pléiade ne permettront jamais de tout dire.
Cette compilation n’est donc pas seulement un coup éditorial et symbolique, signifiant la reconnaissance de la validité littéraire et intellectuelle de la discipline historique, représentée par l’un de ses hérauts les plus incandescents. Le respect qu’elle suppose pour l’œuvre de Georges Duby est d’abord patent dans la rigueur et l’érudition avec lesquelles sont mis en valeur ces textes essentiels, qui permettent de rendre un hommage appuyé à ce Moyen Âge réinventé par Duby, qui continue aujourd’hui encore de faire de la période le creuset d’imaginaires et de réflexions polymorphes.
Plus encore, cette vie d’historien qu’il partagea avec tant d’autres auteurs défendant un autre Moyen Âge fait ressurgir avec vigueur l’esprit universitaire et intellectuel d’une époque vivifiante où l’université, les médias et le public semblaient chercher ensemble les voies vers d’autres histoires. Ce legs précieux a désormais un bel étendard, qui synthétise une œuvre et l’ouvre à de nouvelles lectures. Pour reprendre le titre d’un livre d’auto-histoire de Georges Duby, L’histoire continue…