À Paris vient d’ouvrir le « Musée du Général Leclerc de Hauteclocque et de la Libération de Paris-Musée Jean-Moulin », à l’emplacement de l’ancien bureau de commandement de la Résistance parisienne, place Denfert-Rochereau. Or, le nom de l’homme qui y organisa l’insurrection contre l’occupant nazi n’apparaît nulle part : Henri Rol-Tanguy. Soixante-quinze ans après son combat, le rôle de cet ouvrier communiste, relégué par le pouvoir gaulliste à la marge du récit national, est de nouveau occulté. Pour En attendant Nadeau, l’écrivain Jean-Yves Jouannais, créateur de l’Encyclopédie des guerres, fait part de sa colère contre cette énième insulte à la mémoire du résistant mort en 2002 et demande réparation.
Vous venez d’achever, ou d’entamer, heureux, la lecture d’À la recherche du temps perdu. Cela vous a donné envie de vous rendre en pèlerinage à Illiers-Combray. Ce que vous faites. Sur place, vous vous mettez en quête de la maison de Tante Léonie qui abrite le musée Marcel Proust. Vous vous trouvez bientôt, semble-t-il, à la bonne adresse. Là, vous vous entendez dire : « Bienvenue à la Maison Yann Moix. » Vous croyez avoir mal entendu. Non, vous avez bien entendu. L’écrivain y aurait passé ses vacances d’enfance entre 1977 et 1980. Source d’inspiration majeure de son œuvre, cette demeure est devenue naturellement propriété de la Société des Amis de Yann Moix. Vous vous permettez de penser que cela relève du délire. Vous le dites. Il vous est répondu que c’est l’écrivain en personne qui le dit, que cela devrait suffire à moucher votre perplexité. Vous osez demander s’il n’y a pas eu un temps où ce lieu était consacré à la mémoire d’un autre écrivain. « Effectivement, mais plus personne ne lisant Proust, il fallait réactualiser le lieu, accroître son attractivité, le doper en terme de communication. »
Ce pourrait être là le modeste synopsis d’une fable kafkaïenne sur le mode mineur. Réjouissant, certes, pouvant être traité jusqu’à produire une intrigue distrayante. Mais si vous désirez éprouver ce que recèle de profondément angoissant cette élucubration fantaisiste, je vous invite à la vivre par vous-même. Rien de plus simple. Essayez, par exemple, de vous rendre au musée Rol-Tanguy de la Libération de Paris. Il se trouve place Denfert-Rochereau, dans le XIVe arrondissement parisien. Pourquoi ce musée ? Simplement parce que la figure du colonel Henri Rol-Tanguy est tout aussi importante, pour le XXe siècle en France, que celle de Marcel Proust.
Henri Tanguy, né en 1908 à Morlaix, mort en 2002 à Paris, était entré en clandestinité dès octobre 1940. Il allait devenir le responsable des F.T.P. (Francs-Tireurs et Partisans), branche communiste de la résistance armée au sein des F.F.I. Les F.F.I. de la région parisienne dont il devient justement le chef le 1er juin 1944. Il est alors promu lieutenant-colonel et prend à cette occasion son ultime pseudonyme, Rol, du nom d’un officier des Brigades internationales, Théo Rol, tombé en 1938 durant la bataille de l’Èbre. Dès lors, son unique obsession sera la libération de Paris, préparée en liaison avec le Comité d’action militaire du Conseil national de la Résistance et le délégué militaire national du général de Gaulle, Jacques Chaban-Delmas.
L’avance des Alliés en Normandie donne le signal de l’insurrection. Le 10 août, des grèves éclatent. Le 15, le colonel Rol-Tanguy lance un appel aux forces de l’ordre pour qu’elles se rangent aux côtés des FFI. Le 18 août au matin commencent la grève générale et les premières occupations d’usine. Le soir, une affiche fleurit sur les murs invitant les Parisiens à se joindre aux FFI. Dès le lendemain, la préfecture de police est occupée par des policiers insurgés. Rol-Tanguy les harangue. Le 20 août, l’état-major FFI est installé dans son poste de commandement souterrain de la place Denfert-Rochereau, sous le Lion de Belfort. L’endroit en question est un abri de la défense passive construit en 1935 et destiné à accueillir des services publics en cas de bombardements aériens. Cent marches vous mènent à 20 m sous terre. C’est depuis ces catacombes que le colonel Rol-Tanguy a initié puis commandé l’insurrection de Paris.
Aussi, à l’occasion du 75e anniversaire de la Libération de Paris, pourriez-vous être tenté par la visite du musée Colonel Rol-Tanguy. Or, ce que vous découvrez à l’adresse même du QG du grand résistant, c’est effectivement le musée de la Libération de Paris. Mais ce musée est consacré au général Leclerc et à Jean Moulin. Quant au nom du héros, il a disparu.
Pourquoi musée Jean Moulin ? Nul ne saurait le dire. Lorsque Paris est libéré, Jean Moulin est mort depuis un an déjà. Pourquoi musée Général Leclerc ? On sait que, le 23 août, les insurgés envoient en mission le commandant Cocteau (« Gallois »), chef d’état-major du colonel Rol-Tanguy, auprès du général Patton pour signaler aux Américains que la moitié de la ville est libérée, mais qu’une offensive militaire permettrait d’accélérer la capitulation de l’ennemi et de sauver bien des vies. Ayant obtenu l’accord de De Gaulle, qui rappelle à Eisenhower sa promesse faite à Alger en décembre 1943 que la libération de Paris serait confiée à une unité française, le général Leclerc force la main aux Américains en donnant l’ordre de marche sur Paris aux éléments de reconnaissance de sa 2e DB. C’est le capitaine Dronne qui franchit les portes d’Italie et d’Orléans le 24 août 1944 à la tête de la 9e compagnie du régiment de marche du Tchad. Ce sont précisément 18 véhicules, dont 3 chars du 501e RCC qui vont se poster en renfort devant l’Hôtel de Ville, le 24 août à 21 h 22.
La prétendue libération de Paris par la 2e DB, ce n’est que cela : 3 chars stationnés sur le parvis de l’Hôtel de Ville, le 24 août, en fin de journée. Un symbole fort, assurément nécessaire, mais un mouvement tactique mineur. À ce moment-là, les 9/10e de la capitale ont été libérés par sa population et par les 100 000 hommes en armes sous les ordres du colonel Rol-Tanguy. Ce dernier assiste dans la foulée à la signature de l’acte de reddition sans condition des forces allemandes du général von Choltitz et en contresigne lui-même un des exemplaires. On connaît la suite, peu glorieuse, voire infamante. À savoir comment les généraux de Gaulle et Leclerc de Hauteclocque, pleins de mépris et de défiance à l’égard de ce communiste, vont s’employer à le chasser de l’histoire. Ce qu’ils parviendront à faire. Ce pathétique musée de la place Denfert-Rochereau en est la preuve.
Précisons le caractère scandaleux de l’affaire. Il ne s’agit pas, en l’occurrence, de retirer quelque once de gloire à la postérité légitime accordée au maréchal Leclerc. Ni, d’ailleurs, dans l’autre sens, de transmuer Rol-Tanguy en demi-dieu légendaire. Mais bien de demander des explications, voire des réparations, quant à la manière dont on a désiré insulter un homme en oblitérant sa mémoire sous le poids d’autres récits, d’autres biographies, d’autres destins. On ne peut impunément caviarder les plaques mortuaires et faire mentir les tombes. Après la mort de Henri Tanguy, un homme s’est attaché à rallumer cette flamme qu’avec tant d’empressement, et si unanimement, on avait voulu voir s’éteindre. L’astrophysicien Jean-Pierre Bibring s’est battu longtemps pour qu’au moins un bout de rue lui soit dédié. En 2004, on lui fit l’aumône d’une quarantaine de mètres de trottoir, au milieu de la place Denfert-Rochereau, baptisés pompeusement « avenue du Colonel-Henri-Rol-Tanguy ». Une quarantaine de mètres, parce qu’il est difficile d’être plus précis, cette voie n’ayant ni début, ni fin, ne desservant aucune adresse. Personne n’habitera jamais avenue du Colonel-Henri-Rol-Tanguy. Une autre version du magnifique Bécon-les-Bruyères, publié par Emmanuel Bove en 1927. La plus petite avenue du monde comme suspendue, fantomatique, dans le vide d’une place parisienne. Un moignon de notoriété emmanché au bout des 1 235 m de l’avenue du Général-Leclerc, qui fut ainsi baptisée, quant à elle, dès 1948, quelques mois après la disparition de Leclerc.
Le QG souterrain du chef des FFI est aujourd’hui comme la crypte d’un temple désanctuarisé, un temple dédié au culte oublié d’une divinité archaïque sur les fondations duquel on a bâti une chapelle pimpante et moderne. S’y trouve célébrée une religion plus touristique, à la liturgie simplifiée et mensongère. Mais je veux croire que ce mensonge est davantage tributaire de la bêtise que de la malversation. Il existe dans le vaste corpus des littératures nombre de textes dont personne, jamais, ne sut percer le secret et dont le sens fut dès leur origine mystérieux, hermétique, peut-être, à l’entendement de leur auteur même. Ainsi le Carmen Saliare, incantation propre aux Saliens, l’une des confréries sacrées instituées par Numa Pompilius. Les auteurs latins classiques, Horace le premier, reconnaissaient déjà en effet n’en pas saisir le sens. Quintillien, quant à lui, dans son Institution oratoire, prétend que les Saliens eux-mêmes n’entendaient rien à ce texte. Ils l’auraient adopté comme par distraction. Je veux croire que d’intituler « Musée Général Leclerc et Musée Jean Moulin » ce qui ne peut être que le « Musée Rol-Tanguy » est le fruit d’une inadvertance de cette sorte. Étourderie qui a l’avantage de pouvoir être corrigée aussi rapidement qu’aisément. Si ce n’était pas le cas, il faudrait sérieusement songer à corriger l’imbécile accroche publicitaire qui apparaît, triomphale, sur le site de ce Musée de la Libération de Paris-Général Leclerc-Jean Moulin : « Ils ont fait l’histoire, nous vous la racontons. »