Écrire, à quoi ça sert ?

« Il y a des livres qui paraissent écrits, non pour l’instruction du lecteur, mais pour lui apprendre que l’auteur savait quelque chose. » La phrase est de Goethe. Elle apparaît dans le chapitre « Le démon de la citation » d’Icebergs, premier essai du romancier Tanguy Viel. Un ensemble de textes sur la possibilité d’être écrivain, justement, sur le doute, l’imposture qui guette, sur le droit d’écrire aussi et la nécessité de « vitrifier son impuissance » avant qu’elle ne gagne. Aucune recette ici, aucune autosatisfaction, nuls mémoires : mais une plongée dans l’intimité de l’écriture.


Tanguy Viel, Icebergs. Minuit, 128 p., 13 €


La littérature a toujours compté son lot de misérables, qui prennent la plume par pur aplomb, parce qu’ils se trouvent intéressants, et qu’éclairer les autres de leur fulgurations molles leur semble charitable. La littérature d’édification, c’est déjà affreux. Aux mains d’imbéciles, c’est insoutenable. En vieillissant, les critiques trouvent que ce type de mauvaise herbe croît de plus en plus sur les étals des libraires. Mais c’est un effet d’optique, que viennent contredire toutes les études historiques sur l’édition. Et puis il y a les écrivains qui se demandent ce que c’est qu’écrire, à quoi et qui ça sert, qui ne se sentent pas, contrairement aux autres, autorisés, ou, pour parler étymologiquement, auteurisés. Ou, du moins, pour qui l’écriture reste une activité poétique, un travail d’invention et de recherche aux réussites erratiques.

Cette question de l’auteurisation est en partie le propos d’Icebergs, premier texte de Tanguy Viel sur la question de l’écriture – si l’on excepte La disparition de Jim Sullivan (Minuit, 2013), fiction qui passait cocassement un certain roman américain sur le gril de ses procédés et lieux communs. Icebergs est le résultat d’une commande passée il y a plusieurs années par CICLIC, l’Agence régionale du Centre-Val de Loire pour le livre, l’image et la culture numérique, livrée en épisodes destinés à être lus.

« Le drame souterrain de ceux pour qui écrire nécessite de maintenir à chaque ligne conquise sur le silence et le chaos le fantôme de la crainte et de l’empêchement, de la faute et de la panique, de la paresse et de la nuit, en continuant à laisser infuser, dans la syncope d’une phrase, dans la fragilité d’un narrateur, dans la douceur inquiète d’un style, dans l’inachèvement d’une forme, cette grande fraternité du chuchotement, où ne nous console au fond que de croiser d’autres errances. » C’est dans l’ultime chapitre, « Défense du négatif » qu’on trouve ce propos. Un chapitre placé sous le signe de Blanchot et qui revient sur le dégoût du négatif hantant depuis plus de vingt ans la littérature française : « je les comprends, écrit Tanguy Viel, saturés qu’ils se sont sentis de morbidité et d’impasse ». On pense à des duels avec Blanchot comme celui que mena Yannick Haenel dans Introduction à la mort française (Gallimard, 2001) ou, en version grand public, le plaidoyer de Sophie d’Ivry pour une modernité inoffensive avec Rouvrir le roman (Noir sur Blanc, 2017). On se rappelle aussi, bien sûr, l’essai d’Alexandre Gefen en faveur de la littérature thérapeutique, Réparer le monde (José Corti, 2017). Pourquoi pas ? Cette littérature, « si prête à se faire sociologie ou reportage au travers de la première fiction venue, indique sans doute notre demande de monde, fatigués que nous sommes de vivre si loin du rivage », note Viel. Il faudrait juste ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain en cédant au positivisme, conclut l’écrivain.

Mais Icebergs, s’il s’achève sur cette mise en perspective contemporaine, est un essai beaucoup plus large sur l’œuvre de l’écriture. On ne s’étonne pas qu’à la fin du recueil l’auteur cite Olivier Cadiot parmi ses relecteurs amis – Cadiot qui a posé des questions semblables, sur le travail, sur la bêtise, sur la lecture, etc. avec Histoire de la littérature récente (P.O.L, 2016 et 2017). Icebergs est un archipel qui compte dix îles, chacune habitée par un.e écrivain.e du passé, où l’on croise donc « d’autres errances », dans une communauté pas tout à fait négative, car le lecteur rapportera de ce voyage chez les morts l’expérience d’une introspection, des pistes pour se connaître, toute une « préparation au roman » ou à n’importe quelle autre création. Par exemple, cette phrase que l’auteur dit avoir lue « un jour », sans plus de précision, et que tout aspirant artiste pourrait apprendre par cœur : « ne pas confondre ses goûts et ses talents ». Ce conseil se trouve dans le dernier chapitre déjà cité, qui s’ouvre sur une autre maxime pensive – mais de Viel cette fois – décrivant la littérature comme « une histoire déguisée du système nerveux ». Non pas des recettes, donc, mais plutôt des leçons de doute, bien plus utiles.

Tanguy Viel, Icebergs. Minuit

Tanguy Viel © Jean-Luc Bertini

Au principe de cet essai serait la question de la fluidité (donc de l’échange). « Comment peut-on être écrivain ? », semble demander Viel-Rica, tant il s’agit de mener une barque fragile. « Ce qui suit n’est pas un vrai livre », annonce-t-il d’emblée. Car « les vrais livres ont quelque chose de marin », de soluble et d’insubmersible à la fois, résistant à la tempête et fendant les flots, quelque chose qui permet « à tous d’être déposés là-bas, de l’autre côté de la fable ». Mais point de fable ici. Juste des conversations à mi-voix avec des « figures soucieuses » rangées sur des étagères : Cicéron, Freud, Julien Gracq, Robert Burton, Christine de Pisan, Hermann Hesse pour la préface et le chapitre introductif, puis Montaigne, Valéry, Aby Warburg et Ludwig Binswanger, Maurice de Guérin et Amiel, Virginia Woolf, Dante, le facteur Cheval, à nouveau Montaigne et enfin Blanchot pour les neuf stations suivantes. « Cet ouvrage, à la limite, est un poisson, mais plutôt même, une algue. […] il vit dans ce que les océanographes appellent la zone photique, là où il est encore possible qu’un peu de lumière irrigue la faune, avant que la nuit tombe sur la profondeur. En fait, il vit dans l’imminence de la lumière, excité par sa presque actualité mais il lui faut tenir là, sur ce “presque” : voilà, c’est un presque-livre et comme tendu par la promesse du jour filtrée par l’eau. »

Comment rendre compte de ce qu’est écrire, si ce n’est en essayant de fixer le papillon de cette action sur le clavier même de l’ordinateur ou dans l’encre sur la page ? Et qu’est-ce que l’écriture, peut-être, sinon cette tension de se saisir se faisant ? Parmi tous les compagnons de ce livre, le Montaigne des Essais – précisément – est celui, juge Viel, qui a le mieux réussi dans « cette difficulté aussi intime qu’infinie de négocier avec les puissances mentales » : « Installé là dans l’arrière-boutique de lui-même, Montaigne dans sa librairie écrit comme en dessous de son propre livre, dans sa zone photique à lui ». Mais, s’amuse Viel, pourquoi lit-on Montaigne, pourquoi le suit-on dans ses divagations ? L’auteur de Cinéma cite Emerson, du même avis que lui : Montaigne, soliloque et folâtre, « a le génie d’intéresser le lecteur à ce qui l’intéresse ». C’est donc, suppose Viel, ce « numéro d’équilibriste » qui tient le lecteur, plutôt que proprement le contenu des Essais : encore une fois, la littérature consiste dans la suture ou la doublure, mais pas dans le tissu même du texte.

De cette remarque naît aussitôt une angoisse : « ce ton juste et qui séduira son lecteur, cela nous appartient-il ? ». Ce geste, cette lexis qui fait le charme, que sont-ils ? Non pas une vérité de l’être qui s’exprimerait, ni une sismographie du sujet, mais un travail sur son idiosyncrasie, une façon de se tenir juste à côté ou en deçà : « je sais encore l’effort que je fournis pour habiter une langue qui ne soit pas que mienne, une langue qui pour être partageable élague et circonscrit ses excès. Car chacun sait qu’au royaume de l’écriture, suivre sa pensée ne signifie pas s’en tenir au flux de chaque instant mais plutôt à son chenal d’étiage, là où se découvre encore un gué que le lecteur pourra emprunter ». Cet art de côtoyer le négatif, on en retrouve divers avatars au fil des chapitres. Par exemple quand Viel montre qu’on n’écrit pas « pour ne pas devenir fou », comme on le prétend souvent – car « tout le monde en toute matière s’active à ne pas devenir fou, qu’on joue au football ou qu’on écrive des livres » –, mais en laissant la folie « affleurer ».

Toutes ces indications précieuses pour apprentis-écrivains ne sont évidemment jamais directes ni réglées. Plutôt immergées, se déplaçant en spirale : « si un jour quelqu’un voulait ironiser sur ce travail, à la question de ce que je fais en ce moment, il n’aurait finalement qu’à répondre : Oh, il écrit qu’il écrit. » Ce serait le déploiement étrange et séduisant, on l’a dit, « d’une écriture qui se constituerait en se reprenant sans cesse ». Par-delà ce qui pourrait en constituer le sujet ou l’unité, Icebergs vaut surtout pour l’inquiétude qu’il charrie avec lui. Il est assez difficile de dire : Tanguy Viel est émouvant. Ce n’est pas le genre d’épithète que ses œuvres appellent. Pourtant, c’est à une enquête fragile que se livre l’auteur, comme si à chaque page il se reposait la question de sa légitimité, comme si le spectre de manquements imaginaires l’attendait au bout de chaque phrase. Il convoque Freud sur le moi idéal et l’idéal du moi, il fait un peu de route avec Virginia Woolf allant se noyer. Il voit bien que l’écriture est un sale abîme dont il faut bien que quelqu’un se charge, au risque de s’y perdre, que c’est Tchernobyl et qu’il en a été promu liquidateur : « pour l’heure on dirait bien que j’ai choisi de remblayer le sol qui se dérobe sous mes pieds, en oubliant quelquefois que, pris dans les sables mouvants, la règle numéro 1 est de ne surtout pas bouger en attendant les secours ».

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