Le crédit des Lumières

Ces trois livres, chacun à sa manière, déradicalisent les Lumières. Roger-Pol Droit présente Voltaire et Rousseau sous le jour aimable du roman, Antoine Lilti offre une réflexion profonde et équilibrée sur l’histoire et la culture des Lumières, Richard Popkin retrace le devenir de l’une de leurs composantes majeures, le scepticisme.


Roger-Pol Droit, Monsieur, je ne vous aime point. Albin Michel, 416 p., 21,90 €

Antoine Lilti, L’héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité. EHESS/Gallimard/Seuil, 416 p., 25 €

Richard Popkin, Histoire du scepticisme. De la fin du Moyen Âge à l’aube du XIXe siècle. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Benoit Gaultier. Agone, 912 p., 35 €


J’ai longtemps eu dans ma cheminée deux chenets, l’un à l’effigie de Voltaire, l’autre à celle de Rousseau. Les bûches brûlaient mieux du côté de Voltaire, mais souvent je devais équilibrer avec Rousseau pour avoir une bonne flambée. C’est un peu l’impression que j’ai eue en lisant le spirituel roman de Roger-Pol Droit qui retrace, à la manière picaresque, les aventures des duettistes littéraires les plus célèbres de l’histoire. Il faut lui savoir gré d’avoir renouvelé plaisamment le genre classique du parallèle, et d’avoir tenu la gageure de s’attaquer à ses deux héros par la voie de la fiction, sans démarquer les Confessions ou la Correspondance de Voltaire. Son talent d’écriture et son choix de prendre ses protagonistes par le biais de l’anecdote rendent le livre piquant, alerte et discrètement philosophique, selon la tradition de Fontenelle et de Marmontel. Toute la difficulté était de ne pas s’appesantir sur les doctrines, et de ne pas reprendre les éternelles oppositions qui ont lassé des générations.

Roger-Pol Droit montre les deux philosophes dans leur vie quotidienne, l’un baisant (mal) avec Émilie puis avec la mère Denis, l’autre avec ses diverses protectrices et l’inénarrable Thérèse, courant après la renommée ou se faisant rattraper par elle. Voltaire est mordant à souhait. Rousseau est paranoïaque à souhait, mais il est dommage qu’on ne s’étende pas plus sur l’affaire avec Hume, qui est à elle seule un roman. Roger-Pol Droit ne se veut ni biographe ni historien des idées, et il présente ici une version légère et réussie des (més)aventures de la Raison. Mais qu’en conclura le lecteur ? que la philosophie n’est pas incompatible avec la coquinerie ? que Minerve ne résisterait pas à un amant efficace ? Après tout, Condorcet ne dut-il pas son destin à une omelette ?

Voltaire et Rousseau sont des figures centrales des Lumières, mais contradictoires. L’un est le grand critique de la religion, mais il est théiste, le second le héros des révolutionnaires, mais aussi l’auteur de la « Profession de foi du vicaire savoyard », et souvent préromantique. Voltaire est le héros de la pensée laïque, mais sa devise était « tout pour le peuple, rien par le peuple ». Rousseau est le chantre de la liberté pour les républicains, mais pour les libéraux il est « l’un des ennemis les plus sinistres et les plus redoutables de la liberté dans toute l’histoire de la pensée moderne » (Isaiah Berlin). Dans un ouvrage passionnant et magistral, Antoine Lilti montre que les Lumières ont pu d’autant plus prêter à des lectures aussi contradictoires qu’elles étaient déjà ambiguës, et qu’on peut les lire tantôt dans un sens (universaliste, progressiste), tantôt dans un autre (eurocentrées, modérées), et selon le découpage des périodes ou les pays considérés. Non seulement à chacun ses Lumières, mais la cible est mouvante.

Roger-Pol Droit, Antoine Lilti, Richard Popkin : le crédit des Lumières

Ouverture du reliquaire contenant le cœur de Voltaire à la Bibliothèque Nationale (1924) © Gallica/BnF

Antoine Lilti concentre son étude autour de trois grands défis que les contemporains ont adressés aux Lumières. Le premier est celui de l’universalisme : les Lumières l’ont-elles vraiment porté ? Le courant postcolonial s’est attaqué à ce qu’il considère comme leur européocentrisme et leur colonialisme. Mais peut-on reprocher à Voltaire de ne pas être Frantz Fanon? Lilti montre ici que les choses sont contrastées : d’un côté il y a de vrais penseurs cosmopolites et anti-esclavagistes, comme l’abbé Raynal (Diderot écrivit une partie de son Histoire des deux Indes), de l’autre leur message est souvent ambigu. Certains penseurs comme Voltaire et Diderot, et surtout Volney, sont prêts à prendre en compte ce qu’on appellerait aujourd’hui une histoire globale mais, si on les lit de plus près, ils demeurent convaincus de la mission civilisatrice de l’Occident.

Le deuxième défi auquel s’attaque Lilti est celui de savoir en quoi les Lumières anticipent notre modernité. Les Lumières ont-elles réellement institué l’espace public ? Ici aussi, les lectures rétrospectives, comme celle de Habermas qui veut faire d’elles le lieu de naissance de sa conception de la démocratie communicationnelle et délibérative, sont profondément décalées : le Palais-Royal n’était pas un cybercafé, ni l’édition de l’époque une sorte de mini-système médiatique. Les salons, les loges maçonniques, les académies recouvrent des formes de sociabilité intellectuelle qui n’ont que peu à voir avec les nôtres. Cela ne veut pas dire, comme le montre Lilti, que les hommes des Lumières n’aient pas rencontré le problème de toute démocratie d’opinion : comment donner à tous l’accès au savoir sans créer des experts dominants ou des ignorants tout-puissants ? La distinction entre vie privée et vie publique se remodèle, et le désir de connaître la vie privée des hommes célèbres aurait sans doute accueilli avec faveur des romans comme celui de Roger-Pol Droit. Lilti cite Rousseau : « Si les hommes veulent me voir autre que je suis, que m’importe ? »

L’une des parties les plus originales de L’héritage des Lumières est son analyse du crédit, phénomène hybride qui relève tout autant de l’économie et de la sociologie politique que de l’anthropologie de la croyance et de la confiance. Le chapitre qui porte sur les thèses de Jonathan Israel, qui ont connu un grand succès, est exemplaire. Israel prétend qu’il y a eu des Lumières « radicales », qu’il associe essentiellement aux courants spinozistes qui commencent dès le XVIIe siècle et ont diffusé le rejet de la religion [1]. Mais la notion de spinozisme, et le degré d’athéisme et de naturalisme que nombre d’auteurs ont pu défendre sont, montre Lilti, très flous et idéologiques, tout comme la notion de radicalisme, qui pourrait parfaitement s’appliquer à Rousseau, qui n’est pourtant pas l’un des héros d’Israel.

Le troisième défi porte sur les idées politiques des philosophes, et notamment sur celles que véhiculent les utopies [2], comme celles de Mercier et, sur le mode ironique, de Swift. Le philosophe des Lumières rencontre deux obstacles : comment « parler raison » (comme disait Condorcet) au peuple ? Comment le faire sans appartenir à des élites ? Lilti étudie ici les positions ambiguës de Diderot, de Kant et de Sade. Le premier est souvent un Socrate de salon, le deuxième semble tempérer sa défense de l’esprit critique par la soumission au souverain. On a voulu faire du troisième une figure révolutionnaire. Lilti montre qu’il était essentiellement ironique. Mais l’ironie est-elle porteuse de nihilisme ou est-elle au service d’un plaidoyer pour des valeurs, comme chez Swift, et chez Sade des anti-valeurs ? Cette question revient chez un auteur comme Foucault, auquel Lilti consacre son chapitre final. Dans plusieurs essais parus peu avant sa mort, Foucault s’est réclamé de Kant, tout en dénonçant un « chantage aux Lumières ». On s’est étonné de ce revirement : Foucault n’a-t-il pas attaqué sans cesse les héritages rationalistes en philosophie et traité les Lumières de « despotiques » ? Comme le montre Lilti, il ne s’est pas converti sur le tard en Aufklärer : ce qu’il entend par « Lumières » ou « recherche de la vérité » n’est qu’une variante de son « ontologie du présent » et de sa conception de la vertu libératoire de la parrêsia, de sa recherche d’un engagement politique qui ferait l’économie de la notion traditionnelle de  vérité. On touche ici à l’extrême pointe du renversement de l’héritage de l’Aufklärung : qu’est-ce que cette liberté foucaldienne sans raison ni vérité ?

Roger-Pol Droit, Antoine Lilti, Richard Popkin : le crédit des Lumières

Ouverture du reliquaire contenant le cœur de Voltaire à la Bibliothèque Nationale (1924) © Gallica/BnF

On peut se demander si l’entreprise de contextualisation et de complexification de schèmes interprétatifs usuels d’Antoine Lilti ne touche pas une limite. Il montre, de manière extrêmement convaincante, et avec une finesse d’analyse et une érudition impressionnantes, que l’on ne peut réduire les Lumières ni à un courant monolithique qui s’exprimerait de manière identique partout ni à un courant d’idées, et qu’il faut plutôt les envisager comme « un récit par lequel les auteurs du XVIIIème siècle commentent et analysent ce qui leur apparaît comme une mutation fondamentale dans l’histoire du monde ». Au sens qu’a pris à partir du XVIIIe siècle le terme de « philosophe », c’est-à-dire de penseur public porteur des idées nouvelles dans un style qui n’est plus celui des traités scolastiques, cette caractérisation est correcte.

Mais quand il s’agit de philosophes au sens de constructeurs de systèmes et d’analystes de concepts, on ne peut pas dire qu’on ait affaire seulement à un « récit ». Les philosophes des Lumières élaborent des conceptions de la raison, de ses relations avec le sensible et les passions, des théories complexes de ses pouvoirs et de ses limites qui ne sont pas juste des histoires. L’élaboration la plus fine et la plus puissante de ces idées provient non pas, comme le pense Israel, de la tradition spinoziste, mais de la tradition sceptique de l’époque de Bayle, et des Lumières anglaises et écossaises, qui est laissée ici largement de côté. C’est de cette tradition, dont Voltaire et Fontenelle sont peut-être sur le Continent les meilleurs représentants, que vient l’idée que l’on doit juger par soi-même et en fonction des données et des preuves, soumettre ses idées à l’examen, ne pas faire aller la connaissance au-delà du sensible et des concepts bien formés, et comprendre ce que la raison doit aux affects.

C’est en grande partie sur cette tradition critique que porte le livre classique de Richard Popkin (1923-2005), paru initialement en 1960, mais qui a connu une nouvelle édition en 2003, et dont Benoit Gaultier vient de donner une nouvelle traduction très amplifiée et riche d’inédits par rapport à celle dont on disposait en français jusqu’ici. Cette tradition va des cartésiens à Hume et ne cesse de s’interroger sur les limites de la connaissance. Kant lui doit énormément. Elle est aussi, comme on l’a dit souvent, avec Adam Smith et bien d’autres, l’une des racines de l’individualisme en politique, bien loin des positions rousseauistes. Lilti a raison de rejeter le simplisme du « package » auquel Israel réduit ses Lumières favorites : « La raison comme unique critère du vrai, rejet des explications surnaturelles, égalité raciale et sexuelle, éthique universelle et sécularisée, tolérance et liberté de pensée, acceptation de la liberté des conduites sexuelles, liberté d‘expression publique, républicanisme démocratique », qui ressemble plus au programme de la gauche américaine ou européenne d’aujourd’hui qu’à celui de Voltaire ou de Hume. Il a raison aussi de ne pas voir dans les Lumières uniquement un courant d’idées, mais aussi l’émergence de nouvelles formes de sociabilité et de pratique de l’espace public. Mais il n’en reste pas moins que l’héritage philosophique des Lumières, aussi ambivalent soit-il, est dans une certaine conception de la raison, qui va au-delà de ses appropriations idéologiques.

C’est toute la difficulté du dialogue de l’historien et du philosophe. Le premier voit les idées philosophiques dans leur cadre social, culturel, économique, et dans leurs transformations complexes. Le second veut des concepts, des schèmes abstraits, il ne s’occupe pas tant de ce qu’est la pratique sociale de la raison que de ce qu’elle doit être. Toute la difficulté est que la raison est à la fois les deux. D’un côté comme de l’autre, on a des idéologues. D’une part des néo-rousseauistes et des néo-spinozistes, dont il n’est pas du tout évident qu’ils voudraient que la raison règne sur le monde, tant ils le voient gouverné par les affects. De l’autre, on a Taine : « Cent cinquante ans de politesse et d’idées générales ont persuadé aux Français d’avoir confiance en la bonté humaine et en la raison pure. » Mais au milieu coule la rivière profonde de la raison calme et précise, qui a aussi ses origines chez les philosophes des Lumières. Lichtenberg ne la définissait-il pas comme « une conception correcte de nos besoins essentiels » ? Le « nous » ici doit être universel, ou n’a pas de sens.


  1. En s’inspirant sans vergogne de Paul Vernière, cf. mon article dans EaN du 26 mars 2019.
  2. Dans la tradition des travaux de Georges Benrekassa, Bronislaw Baczko et Michel Porret, Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières, Georg, 2016.

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