Ensauvager l’Europe

C’est déjà  une belle surprise de lire un livre de vulgarisation scientifique retraçant les derniers cent millions d’années de l’Europe sous la plume d’un Australien. Qu’est-ce qui a bien pu pousser un spécialiste de paléontologie des antipodes, Tim Flannery, à consacrer sa vie de chercheur à un « supercontinent » pour lui si exotique ?


Tim Flannery, Le supercontinent. Une histoire naturelle de l’Europe. Trad. de l’anglais (Australie) par Sophie Lem. Préface de Ronan Allain. Illustrations d’Alain Bénéteau. Flammarion, 417 p., 25 €


Eh bien ! le goût de l’exotisme, précisément. Tim Flannery explique avec une bonhomie non dénuée d’humour – une qualité dont ne manque aucune partie de l’ouvrage – que l’ornithorynque, pour nous le comble de l’étrangeté, est pour lui un familier banal, alors que « la taille prodigieuse » des « pigeons ramiers », à son arrivée à Londres, suscitait son admiration. Quoi de plus évident ?

De plus, les Australiens, sans être des Européens au sens strict, en sont les descendants. Enfin et surtout, l’Europe, au cours d’une histoire récente – cent millions d’années, ce n’est rien –, a connu des transformations si marquées depuis l’époque où l’auteur a choisi de l’étudier, soit le crétacé, troisième et dernière subdivision  de l’ère secondaire, que les catastrophes successives qui l’ont modelée lui confèrent une physionomie changeante, tant du point de vue géologique que climatique et biologique, propre à susciter la passion du chercheur.

De l’état d’archipel tropical bouleversé, comme les autres parties du monde, par la chute il y a 66 millions d’années de l’astéroïde dit de Chicxulub (du nom du cratère d’impact, aujourd’hui sous-marin, du Yucatan mexicain), chute qui a eu raison des dinosaures qui arpentaient, entre autres zones, la région française des Pyrénées actuelles, elle est devenue continent en formation vers moins 30 millions d’années, de plus en plus sèche et tempérée, avant de basculer tout récemment dans un cycle d’alternances glaciaires où nous nous trouverions encore si le réchauffement climatique dû à nos folies ne s’y opposait.

Tim Flannery, Le supercontinent. Une histoire naturelle de l’Europe

Chemin faisant, des milliers d’espèces animales ont émergé, évolué, disparu. Au gré des avatars climatiques, bien des exodes ont eu lieu, et bien des invasions ; des animaux ont émigré vers l’Asie, ou en sont venus, et le même phénomène de noria alternée s’observe avec l’Afrique et l’Australie, d’où une nouvelle raison pour un habitant de ces lointaines contrées de s’intéresser à nous. En revanche, avec l’Amérique, isolée (sauf périodiquement et à date toute récente), peu d’échanges.

Tous ceux que la paléontologie excite au plus haut point trouveront chez Flannery ample matière à s’émerveiller, et cela d’autant que l’auteur, plein de verve et de don pour la digression documentaire plaisante, se réjouit de tracer maint portrait de tel ou tel découvreur méconnu ou farfelu des fossiles grâce auxquels une chronologie plausible a pu être constituée.

Cela commence par Franz Nopcsa von Felsö-Szilvás, baron de Säcel, dont une superbe photographie (1913) en costume de guerrier albanais (mais il était transylvanien) figure dans le riche encart iconographique du livre. Ce personnage étonnant, d’une beauté à la Rudolph Valentino, se ruina pour découvrir les dinosaures nains de l’île de Hateg, une des plus étendues de l’archipel européen d’il y a cent millions d’années. Puis, de loin en loin, Tim Flannery campe d’autres savants terrassiers, sans jamais oublier de porter sur eux, en tant qu’individus et comme fouisseurs, des jugements, positifs ou négatifs, dépourvus de diplomatie académique, ce qui est rafraîchissant.

Mais la même liberté dans le récit se retrouve partout, s’appliquant aux animaux, parmi lesquels l’auteur a ses chouchous (tritons et salamandres) et ses réprouvés (nombre de grosses bêtes méchantes ou moches), et surtout aux différents « singes bipèdes » qui, à partir du Miocène débutant il y a 23 millions d’années, prospèrent en Europe où il faut situer (et non en Afrique) l’origine des premiers « hominidés » (dont la famille, rappelle Flannery, comprend à la fois « la lignée humaine, les orangs-outans, les gorilles et les chimpanzés »).

Tim Flannery, Le supercontinent. Une histoire naturelle de l’Europe

Tim Flannery © D. R.

L’assertion, qui s’appuie sur « des découvertes très récentes » (page 141), ne laisse pas d’interroger sur le rôle de creuset qu’a joué le supercontinent dans l’évolution des espèces, dont la nôtre. La clé de cette évolution est le métissage auquel est consacré le chapitre 23, un des plus intéressants du livre avec ceux traitant des néandertaliens (qui n’ont pas plus disparu corps et biens que les dinosaures, les premiers ayant laissé d’importantes traces dans le génome des humains actuels et les seconds ayant évolué en oiseaux), et de l’apparition d’Homo sapiens significativement qualifié, comme tous les autres animaux européens, de « bâtard » (chapitre 26).

Plus le récit se rapproche du temps présent, plus il devient écologique, comme il fallait s’y attendre, et plus il offre à l’imagination de Tim Flannery, qui en est généreusement pourvu, l’occasion de s’évader jusqu’aux rives d’une science-fiction qui verrait l’Europe, préservée de l’expansion démographique suicidaire qui risque de submerger l’Afrique et l’Asie, renouer avec sa vocation de carrefour animalier. Alors les « bêtes sauvages » rapatriées d’autres continents en perdition pourraient de nouveau se réacclimater et, via le processus d’hybridation, créer de nouvelles espèces. Pour combattre la sixième extinction, déjà bien engagée, l’Europe où reviennent les loups, les ours et les lynx, l’Europe qu’il faudrait « réensauvager » (chacals, hyènes et « mégafaune » d’éléphants, de rhinocéros qu’on devrait réintroduire, de mammouths qu’on devrait recréer), deviendrait le sanctuaire des vivants menacés, une sorte de jardin d’Éden…

Cela ne fait guère de doute : Tim Flannery, qui « adore le cacatoès » et aimerait serrer sur son cœur des batraciens aussi sympathiques que le crapaud accoucheur, souhaite que, au rebours de la tendance mondiale à l’accroissement exponentiel des villes, l’Europe conserve et même étende la capacité qu’elle a eue jadis de faire cohabiter l’homme avec une sauvagerie nécessaire à son équilibre. La fièvre écologique qui l’agite aujourd’hui est peut-être grosse de lendemains où l’humain et la nature ressusciteraient une harmonie d’âge d’or, puisque « les Européens sont un peuple dynamique et aventureux ».

Un peuple, on ne s’est pas mépris : un seul peuple, en somme élu. Nous sommes dans la fiction la plus hasardée, et qui ne semble guère se préoccuper du reste du monde. Ce livre ne serait-il pas, dans ses développements ludiques qui font la part belle au private joke prospectif, un tantinet « politiquement incorrect » ? Que cela ne vous dissuade pas de le lire, il est « addictif », comme le dit justement Jared Diamond, talentueux théoricien de l’effondrement (Collapse, titre de son bestseller controversé).

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