Fénéon et ses peintres

Discret, réservé, courtois, distant, Félix Fénéon (1861-1944) est un acteur majeur du monde artistique de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Homme aux multiples facettes, il cultive un certain mystère sur lui-même. Toujours attentif, généreux, ironique, exigeant, il critique et décide.


Félix Fénéon. Les temps nouveaux, de Seurat à Matisse. Musée de l’Orangerie, Paris. Jusqu’au 27 janvier 2020

Isabelle Cahn et Philippe Petier (dir.), Félix Fénéon. Critique, collectionneur, anarchiste (catalogue de l’exposition). Musée d’Orsay/Musée de l’Orangerie/Musée du quai Branly-Jacques Chirac/Réunion des musées nationaux, 288 p., 39,90 €


Sa personnalité est insaisissable. L’effacement serait désiré : une retenue complexe. Dans Le livre des masques (1898), Remy de Gourmont décrit Fénéon : « Cet homme qui s’est donné l’air d’un Méphistophélès américain eut le courage de compromettre sa vie pour la réalisation de plans qu’il jugeait lui-même insensés, mais nobles et justes : une belle page dans la vie d’un écrivain rayonne plus haut et plus loin que de rutilantes écritures. » Dans L’almanach du père Ubu illustré (1899), Alfred Jarry le qualifie de « celui qui silence ». En décembre 1890, Fénéon est modeste : « Mais non, je n’écris rien, et je crois n’avoir jamais rien écrit. Je suis un simple passant à travers les lettres, un vague promeneur. »

Il est laconique et préfère le non-agir, il refuse le « trop » comme, plus tard, Marcel Duchamp. Fénéon se révèle pourtant un passeur qui transmet, qui lègue et négocie, un homme d’influence, d’attirance. Selon Henri de Régnier, en 1892, Fénéon aurait « le despotisme de la persuasion ». Souvent il écrit sous des pseudonymes énigmatiques ou fantaisistes : Élie-Manéon, Porphyre, Ottoman Phellion… ou bien un blanc typographique.

Dans ce catalogue précis de l’Orangerie, Éric Dussert et Philippe Oriol citent une définition de Fénéon (1886) : « Maître de cérémonie, componctueux et décoratif, il introduit des Suédois, des Bulgares et des personnages muets chez Mallarmé où il  donne les répons selon le rituel. » Bien plus tard, après sa mort survenue en 1944, Maurice Nadeau l’évoque au Mercure de France le 1er février 1949 : « Anarchiste, grammairien, critique d’art, critique littéraire et journaliste, vendeur de tableaux après avoir été employé au ministère de la Guerre, directeur de revue, puis de maison d’édition », il serait dandy, séducteur discret, esprit fin et caustique…

Félix Fénéon. Les temps nouveaux, de Seurat à Matisse

« Félix Fénéon éditant La Revue blanche », de Félix Valloton (1896)

Paul Signac (1863-1935), un ami fidèle de Fénéon, peint Opus 217. Sur l’émail d’un fond rythmique de mesures et d’angles, de tons et de teintes, portrait de M. Félix Fénéon en 1890. Le 21 juillet de la même année, Signac écrit à Fénéon : « Ce ne serait point un banal portrait, mais un tableau très composé, très agencé en lignes et teintes. Une pose angulaire et rythmique. Un Félix décoratif, entrant, chapeau ou fleur à la main… sur une toile haute, très étroite. Un fond voulu de 2 teintes complémentaires et un habit s’harmonisant… Cherchons ensemble et nous retrouverons. »

Dans un tableau daté de 1896, Vallotton montre Fénéon, secrétaire de rédaction, au moment du bouclage d’un numéro de La Revue blanche ; il est absorbé dans sa tâche ; une plume invisible court sur le papier.

Plus tard, le 25 novembre 1938, dans une émission sur Radio Paris, Thadée Natanson explique « ce que fut La Revue blanche », « dévouée aux Impressionnistes, encore plus qu’au symbolisme. Révérant à la fois Zola et Mallarmé, Rousseau et Stirner, personne plus que Stendhal. Tolstoïenne, dreyfusarde, naturellement ; curieuse et respectueuse de la Commune, ardente contre les bagnes, surtout les bagnes militaires ; allant jusqu’à faire campagne avec Victor Barrucand pour le “pain gratuit” ». On y côtoyait Jarry, Léon Blum, Oscar Wilde, Gide, Valéry, Apollinaire, les peintres Bonnard, Vuillard, Toulouse-Lautrec, Vallotton, Van Dongen…

En octobre 1943, une pré-publication de F.F. ou le Critique de Jean Paulhan considère Fénéon comme le « critique du temps présent » : « Il est un homme qui préfère, en 1883, Rimbaud à tous les poètes de son temps ; défend dès 1884 Verlaine et Huysmans, Charles Cros et Moréas, Marcel Schwob et Jarry, Laforgue, et par-dessus tout Mallarmé. Découvre un peu plus tard Seurat, Gauguin, Cézanne, Van Gogh. Appelle à La Revue blanche Gide, Proust, Apollinaire, Claudel, Jules Renard, Péguy, Bonnard, Vuillard, Debussy, Roussel, Matisse. Comme à La Sirène, en 1919, Crommelynck, Joyce, Synge et Max Jacob. L’homme heureux ! Il est à la rencontre de deux siècles. Il sait retenir de l’ancien », et annoncer le nouveau… Malicieux, il est mort le 29 février 1944 à trois heures du matin, en une année bissextile.

Félix Fénéon. Les temps nouveaux, de Seurat à Matisse

Portrait de Félix Fénéon, par Paul Signac (1890)

Au Matin, en 1906, Fénéon image ses « Nouvelles en trois signes », ses faits divers. Par exemple : « À Méréville, un chasseur d’Étampes a, croyant à du gibier, tué un mioche et, du même coup de fusil, blessé le père. »

Fénéon observe certains tableaux de Georges Seurat : « Les marines de M. Seurat s’épandent calmes et mélancoliques, et jusque vers de lointaines chutes du ciel, monotonement, clapotent. Un roc les opprime : Le Bec du Hoc, Grandcamp (1885). Une peinture est très insoucieuse de toute gentillesse de couleur, de toute emphase d’exécution, et comme austère, de saveur amère, salée. » Ou bien il note : « M. Paul Signac est séduit par les paysages suburbains. Celles de ses toiles qui datent de cette année sont peintes par division du ton ; elles atteignent à une frénétique intensité de lumière […] ; dans L’embranchement de Bois-Colombes (Opus 130), en avril-mai 1886, les arbres grillent et se recroquevillent ».

Et, en 1891, Signac peint Concarneau. Pêche à la sardine Opus 221 : « Illustrant de leurs évolutions de lents ciels aux harmonies dégradées, les barques là déploient d’un matinal départ, là, par temps calmes, égyptionnement multiplient ». Et encore Fénéon décrit L’indolente de Pierre Bonnard : « Sur son lit bas, défait, une dame nue repose en pleine lumière, la tête appuyée sur un bras relevé, l’autre bras parmi ses seins, une jambe arc-boutée sur l’autre cuisse […] Un chat cravaté d’un ruban se caresse à l’épaule de la dormeuse ».

La courtoisie de Fénéon lui permettait de conserver ses distances vis-à-vis de ses interlocuteurs. On le sait attaché à ses parents, fidèle à ses amis, ne critiquant jamais ses ennemis. Il s’entoura d’un certain nombre de femmes qui furent ses partenaires, ses complices ou ses amantes. Ses amours diverses étaient en accord avec ses idées libertaires.

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