Si ce dernier opus de l’œuvre fondamentale de Francis Wolff se suffit (très largement) à lui-même, il est certainement préférable de le lire à l’aune de ses récents travaux. D’ailleurs, le philosophe prend la peine de préciser que son Plaidoyer pour l’universel interroge le présupposé implicite de Notre humanité (2010) et de Trois utopies contemporaines (2017) : la défense de l’humanisme.
Francis Wolff, Plaidoyer pour l’universel. Fayard, 288 p., 19 €
Cette interrogation est un modèle de philosophie argumentative qui, disons-le d’emblée, n’a aucunement la sécheresse de certains textes de philosophie de la logique. La fluidité de l’écriture de Francis Wolff apparaît comme le reflet du souci de convaincre. Et le pari est totalement réussi. En ces temps de cynisme postmoderne et de culte des identités particulières, il faut insister sur le courage intellectuel d’un auteur qui décline sa démonstration en trois points essentiels : l’humanité est une communauté éthique ; elle a une valeur intrinsèque et elle est source de toute valeur ; tous les êtres humains ont une valeur égale.
Francis Wolff sait que les énoncés précédents se heurtent fréquemment, à l’âge du transhumanisme et de l’animalisme, au plus grand scepticisme. L’idée de l’unité de l’humanité (ou celle du genre humain, pour reprendre le titre d’un livre collectif de 1974, issu d’un colloque de Royaumont) recule dans les consciences collectives. Vouloir rendre aux idées universalistes leur puissance mobilisatrice, c’est donc à quoi s’emploie un philosophe dont la pensée constitue, le terme ne doit pas effrayer, un système, autrement dit un ensemble d’articulations entre ses fondements ontologiques, ses choix anthropologiques et ses engagements politiques.
Le relativisme réfuté
L’une des constantes dans la façon de procéder de Wolff consiste à prendre au sérieux la pensée de l’adversaire. Si le relativiste s’égare, il n’en est pas moins un adversaire redoutable. D’autant que l’universalisme peut être dévoyé et, ainsi, donner du grain à moudre à ceux qui n’y voient que le droit du plus fort. Comment éloigner le soupçon ?
En premier lieu, en rejetant l’idée, défendue notamment par Étienne Balibar, selon laquelle les conditions particulières de formulation de l’idéal universaliste limitent fortement sa portée. Cet argument, qui ne vaut pourtant pas pour les sciences (l’algèbre, remarque ironiquement Francis Wolff, bien que né à Bagdad, n’est pas une science abbasside), serait valide pour les droits humains. Il existerait des « valeurs asiatiques » ou des « valeurs occidentales », et aucune traduction transculturelle ne serait envisageable. Il n’en est évidemment rien. Mais encore faut-il avoir de l’universalisme une conception fondée sur l’appropriation, laquelle souligne la part de réinvention de l’universel dans chaque situation particulière. C’est cette approche que l’on désigne, pour l’opposer à l’universalisme de surplomb ou encore abstrait, par les expressions d’universalisme pluriel ou inchoatif ou encore réitératif.
Ainsi, l’universaliste doit accepter une dimension relativiste : il admet l’humanité dans toute sa diversité. Mais il ne peut admettre, précisément parce qu’il défend les droits humains, n’importe quelle pratique culturelle. Wolff introduit une distinction, que nous croyons inusitée, entre la défense de la relativité culturelle et celle de la relativité des cultures, distinction qui illustre ce qu’il nomme le sophisme relativiste [1]. Il est fort différent de définir, d’une part, la culture comme un ensemble de représentations et de pratiques et, dès lors, de dégager des occurrences spécifiques, et de l’appréhender, d’autre part, comme une configuration irréductible à toute autre, dans la perspective de l’anthropologie culturaliste américaine. Dès l’instant où une culture est une totalité analysable en unique référence à elle-même, on ne peut guère échapper à la conséquence dommageable suivante : les individus de cultures différentes vivent dans des univers incommensurables. Cette conséquence remet en question l’idée de l’unité du genre humain. Aussi, paradoxalement, autorise-t-elle une théorisation raciste contre laquelle le relativisme culturel s’était constitué.
Il existe de bonnes raisons de penser que toute société distingue, comme tendent à le prouver les travaux d’Elliot Turiel, les émotions sociales et les émotions morales. Les secondes s’incarnent parfaitement dans l’indignation, laquelle est « la preuve empirique la plus claire que nous sommes des animaux moraux ». Elle est la marque de l’humain (nous ne pouvons imaginer des animaux indignés). Elle indique que nous appartenons à « une communauté éthique et sans limites dont tous les membres sont égaux ». Encore faut-il que de cette communauté éthique nul être humain ne soit exclu.
Fonder l’humanisme
L’argumentaire en faveur de la valeur intrinsèque de l’humanité doit affronter un contradicteur plus déterminé encore que le relativisme : le nihilisme, selon lequel il n’est pas de valeur suprême. Si la modernité est confrontée, entre le XVe et le XVIIe siècle, à un choix douloureux entre théocentrisme et anthropocentrisme, le dilemme tragique du XVIIIe, entre humanisme et nihilisme, est plus intense encore. L’homme étant devenu la seule source de valeur, l’idée que rien au fond ne vaudrait trouve en effet, chez des philosophes importants, tels que Nietzsche, un considérable écho. Comment en sortir ?
Pour que triomphe l’humanisme, autrement dit pour que « homme ne soit pas un vain mot », il faut que ses rivaux infrahumains (au XIXe siècle, les races, les classes) ou naturocentristes (au XXe, le biocentrisme, le zoocentrisme, l’écologisme) ne puissent apparaître comme d’authentiques sources de valeur. Il s’agit, par conséquent, ni plus ni moins que de fonder l’humanisme.
Puisqu’il n’existe aucun être supérieur (ni Dieu, ni la nature), peut-on le fonder sur l’humanité, c’est-à-dire fonder la valeur de celle-ci sur son être même ? La tâche est difficile. Depuis Hume, nous savons que l’on ne peut déduire une valeur d’une essence. La stratégie de Wolff emprunte à Aristote : « Ce qui vaut pour un être, c’est d’être parfaitement ce qu’il est ; ce qui vaut donc pour tout être humain, c’est d’être pleinement et éminemment humain » et à Kant : « Ce qui vaut absolument pour l ‘humanité vaut aussi en soi et absolument ». Le recours au philosophe allemand est insuffisant car ce qui est visé n’est pas seulement un fondement de droit mais aussi, et surtout, un fondement de fait : la valeur intrinsèque de l’humanité ne doit pas seulement tenir à ce que devrait idéalement être et faire tout homme (universel de droit), mais à ce que sont les hommes et à ce qu’ils cherchent. Il s’agit donc de proposer une anthropodicée, soit une défense de la valeur intrinsèque de l’humanité en dépit des maux dont on l’accuse.
Aristote est ici précieux. Que recherche l’homme ? Son bien, qu’il convient de déduire de sa tâche propre, c’est-à-dire de ce qu’il fait, lui et non un autre, « de ce qu’il tend naturellement à faire » (universel de fait). Il est donc nécessaire de définir l’homme (et l’on connaît la réponse d’Aristote : un animal rationnel) pour savoir ce qu’est son bien. Mais n’est-ce pas fonder ce dernier sur l’être, puisque notre essence est également notre bien ? Cette pente naturaliste est inéluctable, mais elle ne nous semble guère dommageable : comment savoir ce qui est bien pour l’homme sans s’interroger sur sa nature ? En revanche, comme le souligne Francis Wolff, les vertus aristotéliciennes (la tempérance, le courage) ne permettent pas véritablement d’expliquer le souci du bien d’autrui. Nous y reviendrons. Nous avons, à ce stade, acquis la conviction qu’il est possible de fonder la valeur de l’humanité sur l’humanité elle-même, c’est-à-dire « sur ce qu’elle est, sur ce qu’elle fait, et sur ce qu’est la raison ».
Définir l’homme
La singularité humaine avait été dégagée par Wolff dans Notre humanité. L’homme est capable d’un certain type de connaissance unique, la science, qui obéit à des procédures universalisables. Il est aussi le seul animal capable d’action morale, par laquelle il peut obéir à des valeurs universelles. Il est donc en mesure d’atteindre trois degrés de rationalité : d’abord, la vérité du jugement ou la rectitude de la volonté ; puis la justification des jugements par des raisons ou celle des volontés par des valeurs ; et enfin l’universalité des procédures pour établir des connaissances ou pour garantir la valeur des actions. Wolff insistait sur l’existence de devoirs absolus qui nous lient : échange, réciprocité et justice. Le présent livre reprend et approfondit ces caractéristiques et ces devoirs, tout en ajoutant beaucoup à la compréhension de notre singularité. C’est à cet ajout essentiel que sera consacré ce qui suit.
La recherche d’invariants anthropologiques n’est certes pas nouvelle. Mais la façon dont elle est ici conduite est particulièrement originale. Car elle tend, au-delà des exigences logiques (distinguer des propres de l’homme [2]), à dégager l’essence, entendue au sens épistémologique, essence qui permettrait de saisir l’éthique de l’humanité. Car rien ne traduit mieux l’entreprise de l’auteur que cette dimension, déjà fortement présente dans Dire le monde (1997). Nous faisons le monde au sens où nous y agissons. Nous parlons du monde non à son sujet mais à partir de lui. Il s’agit donc de se demander qui agit.
Pour Francis Wolff, on ne peut répondre à la question de l’imputation par le recours au concept métaphysique de personne. Il faut se référer au « Je », car on ne dit pas « Je » tout seul mais nécessairement à un autre, et du même coup on dit « Tu ». Le « Je » n’est donc pas substantiel mais intentionnel, c’est-à-dire dirigé vers un objet. Cette philosophie implique donc une éthique ou, plus précisément, un espace interlocutoire de débat [3]. Aussi à l’impératif catégorique Wolff substitue-t-il, comme fin première de l’éthique, ce qu’il nomme l’interrogatif éthique. C’est à l’aune de ce dernier qu’il faut comprendre l’importance donnée à la raison dialogique. La disposition anthropologique au langage est ainsi le fondement de la définition de l’homme. C’est bien « l’union indissociable du langage et de la raison qui permet de rendre raison (ratio cognoscendi) des autres “propres humains” ».
Le langage : l’être de l’homme
Pour l’auteur, dire de l’homme qu’il est doté de rationalité dialogique permet d’échapper à deux controverses classiques. L’une entre substance et relation (ou individu et collectivité), car il n’existe pas « d’individu qui ne soit d’emblée ouvert à l’altérité puisqu’il se définit par le “parler à” ». L’autre entre nature humaine (qui suppose une essence intemporelle) et condition humaine (qui insiste sur l’historicité). Sans doute faut-il, en effet, échapper à ces controverses. Néanmoins, parler de nature humaine, est-ce nécessairement ignorer le rôle de l’histoire ? Si l’on ne peut négliger le fait que les caractères distinctifs d’une espèce font l’objet d’un programme inscrit dans un génome, ce dernier, dans l’espèce humaine, définit un ensemble de virtualités en attente d’effectuations. Ce qui signifie que l’homme n’est pas stricte programmation, que dès lors la liberté ne se confond pas avec la nécessité (point sur lequel insiste Wolff). Tout donne à penser que nos représentations se construisent à la fois sur une base innée et au cours du développement. L’histoire est bien le mode d’existence de notre espèce, mais celle-ci n’est pas réductible à son histoire.
L’être humain possède, en outre, un trait remarquable, la capacité de se déprendre de soi et ainsi d’accorder toute sa place à l’attention conjointe [4], soit la capacité, anthropologiquement définitoire, de détecter les intentions de l’autre, c’est-à-dire d’accéder à des états mentaux qui ne sont pas les miens. C’est un point sur lequel Francis Wolff insiste à juste titre en mentionnant les textes canoniques de Michael Tomasello.
Ainsi se déploie la « scène primitive » de l’humanité : « Deux petits d’homme fixent d’un commun accord implicite le même objet sans autre but que de constituer à la fois un monde d’objets hors d’eux et un monde commun entre eux ». Cette scène primitive contient tout ce qui fait l’humanité de l’homme : « Le monde objectif, le “je” et le “tu”, l’identification alternée de l’un à l’autre, l’interaction originaire entre un humain et tout autre humain, le oui et le non du dialogue, l’entente et le différend, la coopération et la rivalité – et le monde commun sur fond d’un réel à partager ». Et, à partir de cette scène, Wolff élabore une anthropologie philosophique d’une étonnante cohérence.
Rationalité théorique et rationalité pratique
Il s’agit de deux aspects de la rationalité dialogique. Trois degrés de chacun de ces deux aspects sont proposés à la réflexion. Ils permettent de dessiner avec une absolue précision de quoi est faite la différence anthropologique. Au premier degré de rationalité dialogique, la face théorique est ce qui permet au langage d’objectiver les informations qui nous parviennent du monde et sur lesquelles nous élaborons des croyances. Nous sommes donc capables d’une représentation de second ordre (c’est-à-dire « une conscience représentative de nos propres états de conscience représentatifs »). Francis Wolff parle de « repli de la conscience sur elle-même » dont nous sommes, seuls, capables. Ce repli implique l’existence d’un monde objectif à propos duquel nos jugements peuvent être dits vrais ou faux.
Il existe un deuxième degré de rationalité théorique, celui de la justification de nos jugements, le passage au pourquoi, et, enfin, un troisième, considéré comme la forme universelle de justification des jugements, la science. Que le savoir scientifique soit spécifique, nous n’en doutons guère. L’intérêt de l’analyse de Wolff consiste à s’interroger sur ce que la science, en tant que mode de connaissance, nous dit de l’homme : « C’est l’être qui peut s’efforcer de s’abstraire de soi pour comprendre le monde en soi », d’adopter, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Thomas Nagel, le point de vue de nulle part.
Quant aux degrés de rationalité pratique, le premier vise la liberté, entendue non comme un libre arbitre métaphysique mais comme le fait d’avoir des raisons de faire ce que nous faisons. C’est la condition même de notre responsabilité. Wolff adopte ici une thèse compatibiliste (autrement dit, il pense que la responsabilité est compatible avec le déterminisme). Elle n’est pas sans affinités avec celle défendue par Ronald Dworkin pour qui la responsabilité réflexive est la trame de tout tissu moral. Le deuxième degré se déduit du précédent puisque nous passons des raisons d’agir aux bonnes raisons d’agir. C’est dire que l’homme est un être moral. Il est guidé par des valeurs et, si nous voulons qu’un plaidoyer pour l’universel soit fondé, il nous faut surmonter la guerre qu’elles se livrent. Aussi le troisième degré s’exprimera-t-il dans ce que l’auteur appelle suggestivement la quête du point de vue de toutes parts, autrement dit l’éthique. Car, écrit-il, l’animal interlocutif est un animal éthique, il veut le bien pour soi et le bien en soi : « Il y a, pour la raison dialogique, un bien universel. Il suppose le monde vu de toutes parts, de toutes les places où se trouve un sujet d’interlocution. Telle est l’éthique humaniste fondée en raison ». Cette éthique humaniste n’a rien d’abstrait. Elle se réalise de multiples façons (psychologique, émotionnelle, affective, culturelle, juridique, morale, politique et historique) dans la réciprocité (chacun considère tout autre comme un autre soi) et l’égalité (chacun considère tout autre comme égal à soi).
De ce livre vertigineux, nous sommes conscient de n’avoir pu explorer chaque précieux recoin. Un autre lecteur en retiendra sans doute d’autres enseignements, tellement l’ouvrage se dérobe à toute tentative d’en épuiser la profonde générosité.
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Il en existe deux autres versions : celle qui consiste à passer de l’absence de valeurs effectivement communes à l’absence de valeurs universelles (en droit) et celle, plus préoccupante encore, consistant à passer de la variété des normes morales à la variabilité morale (en fait).
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On songe évidemment, comme facteurs de l’hominisation, à la bipédie, à l’encéphalisation, que cite Wolff. On pourrait également mentionner la néoténie, c’est-à-dire l’extrême lenteur du développement qui rend compte de la durée de la dépendance du bébé humain et, corrélativement, de son extraordinaire capacité d’apprentissage. La néoténie est ce qui promet à l’être humain un avenir de culture (voir Étienne Bimbenet, L’animal que je ne suis plus, Gallimard, 2011, p. 70).
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Ce vocabulaire rappelle les théorisations de Karl Otto Appel et Jürgen Habermas. Elles sont discutées dans l’ouvrage, afin notamment de montrer en quoi la perspective de l’auteur s’en distingue.
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Sur cette importante notion, on lira Étienne Bimbenet, « Pour une approche phénoménologique de l’attention conjointe », Alter, n°18, 2010, p. 93-110.