Une charge anticapitaliste

Comme il arrive souvent dans notre beau pays, un film – surtout américain – qui connaît un gros succès au box-office est aussitôt et presque automatiquement suspecté d’être un mauvais film : un divertissement. Surtout par ceux qui ne l’ont pas vu. On se rappelle le précédent que constitua Batman de Tim Burton. Serge Daney le défendit dans son émission « Microfilms » sur France Culture en ces termes : « Le film est bien, […] il ne mérite pas cette sorte de croisade anti-américaine, qui régulièrement s’en prend aux très gros films » [1]. C’est aussi le cas avec Joker de Todd Phillips.


Todd Phillips, Joker


Du côté de France Culture (dans l’émission « Signes des temps »), on demandait : « Qui est Joker ? Un “Involuntary Celibate” misogyne qui fantasme sur des femmes racisées ? Un pauvre, habitant d’un quartier pauvre, et qui va se révolter contre les riches ? » Depuis quand une femme noire est une femme « racisée » ? Descendu à ce niveau-là, la très belle possibilité d’amour pour notre Joker (qui a beaucoup plus à voir avec un clown – forcément triste – qu’avec le personnage éponyme de la série Batman) devient du caviar (de l’infini, comme disait Céline) donné à des caniches (une certaine « critique »)… L’émission grand public « Le Masque et la Plume », sur France Inter, a réussi à descendre encore plus bas : « Il n’y a pas de scénario, c’est le nihilisme pour les imbéciles. » Que le « film le plus anticapitaliste jamais produit depuis des années » (Jacques Mandelbaum dans Le Monde, qui a bien rehaussé le débat, merci à lui) puisse être traité de « nihilisme pour les imbéciles » ne laisse pas d’étonner…

Les Gilets jaunes – car il s’agit bien de cela, dans la dernière et très inquiétante scène du film où tout Times Square est mis à sac par des gens révoltés et masqués (d’un masque de clown, il faut le souligner) – feraient-ils peur à ce point à nos « élites » de Sciences Po ? Pour les disqualifier, on fait dévier le vrai débat, les qualifiant ici d’« antisémites », là de « misogynes ». Ah bon ? mais où ont-ils vu cela ? Le Joker du film est un être totalement innocent dans un monde complètement coupable, comme tous les héros hitchcockiens.

Todd Phillips, Joker

© 2019 Warner Bros. Entertainment Inc. All Rights Reserved. TM & © DC Comics / Niko Tavernise

La manœuvre n’est pas très habile ; elle est même grotesque : quand on veut noyer son chien, on dit qu’il a la rage… Et si c’était la société tout entière issue du reaganisme et du thatchérisme (le film se passe durant les années 1980) qui était enragée ? Pour preuve, les humiliations, suivies d’une vraie agression pour le coup, infligées par une bande de jeunes golden boys à une jeune femme dans le métro new-yorkais. Lorsque le Joker (joué par le divin Joachim Phoenix, qui rejoint ici en performance d’acteur Le dernier des hommes de Murnau – sa postérité est assurée), seul être vraiment humain du film avec sa voisine racisée (euh… noire), décide de voler au secours de cette femme, il se fait bastonner par ce triumvirat de brokers arrogants ; c’est alors que sa bonté naturelle (c’était jusqu’ici un grand enfant) en prend un coup.

Lorsqu’il est de nouveau humilié, par un présentateur vedette de talk show (joué par Robert De Niro), puis encore tabassé, dans la rue et tout à fait gratuitement, par des jeunes gens, du seul fait qu’il est un clown (n’oublions pas que l’une des étymologies de « clown » est « bouffon, fou »), sa candeur naturelle se transforme en souffrance artaudienne : « Le corps humain est une pile électrique / chez qui on a châtré et refoulé les décharges » (Le théâtre de la cruauté). Voilà pourquoi, quand il souffre trop, le Joker danse : « On a fait manger le corps humain, / on l’a fait boire, / pour s’éviter / de le faire danser » : dansant, le clown raté redevient un homme. Artaud écrivait encore : « Faites danser enfin l’anatomie humaine ». C’est ce qu’a bien vu l’un des meilleurs « commentateurs » (il détesterait ce terme, accordons-lui « penseur ») actuels de l’art du cinéma, Jacques Sicard, sur sa page Facebook où il publie en exclusivité la plupart de ses textes-haïkus : « On entend, sur la bande son, Send in the Clowns, beauté elliptique couchée dans la gorge de Sinatra, Oui, Envoyez les clowns, car on voit dans le plan, je vous le dis qu’on le voit : Le Butõ d’Artaud. »

Todd Phillips, Joker

© 2019 Warner Bros. Entertainment Inc. All Rights Reserved. TM & © DC Comics / Niko Tavernise

On a beaucoup glosé sur l’origine impure de ce film : Marvel & Co, DC Comics, capitaux hollywoodiens, acteur-star, etc. ; c’était oublier (ou ne pas voir) que ce film coup de poing en est le détournement complet : « Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée » (proposition 21 de La société du spectacle de Guy Debord). D’ailleurs, il n’est plus du tout fait mention dans ce film d’une origine du sourire du Joker dans un bain d’acide forcé ; bien plutôt, le Joker-clown sort de sa schizophrénie « naturelle » en devenant une « machine désirante » : il cesse de rire, refusant le keep smiling obligé de la société américaine, allant jusqu’à effacer sur un panneau placardé à la sortie d’une officine de placement de clowns où il se maquille et se prépare les mots « forget » et « to » dans l’injonction « DON’T FORGET TO SMILE ».

L’avant-dernière grande scène du film, quand Joker-Joachim Phenix vient se venger en direct télévisé sur le plateau de Robert De Niro, son idéal de stand-up comedy qui l’a humilié publiquement (c’est-à-dire par voies hertziennes télévisées), est un modèle de dynamitage du spectacle : il tue presque tout le monde sur le plateau, non sans avoir embrassé à pleine bouche maquillée de rouge (sang) une vieille dame bien respectable. Le « résultat » de cette tuerie tout à fait clownesque est donné par un travelling arrière sur un mur d’écrans de contrôle de régie télévisée, tels qu’ils étaient alors en train de se mettre en place aux États-Unis sous le règne de Ronald Reagan. La tableau est glaçant, et pourtant ultra-réaliste : « La marchandise se contemple elle-même dans un monde qu’elle a créé » (proposition 53 de La société du spectacle).

Et si c’était du formidable et tout aussi glaçant King of Comedy, film de Martin Scorsese de 1982, qu’il fallait rapprocher Joker ? Ce commentaire de Serge Daney plaide en ma faveur : « Un personnage qui organise sa conquête de la visibilité médiatique […] va se faire arrêter, […] se verra star pendant quelques instants ». Quinze minutes ?


  1. Cet entretien avec Élisabeth Roudinesco est repris dans la revue Trafic, n°42 : « Batman n’est pas ce que l’on croit ».

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