Quand nous pensons au Liban, c’est comme à un État qui a ses particularités et aussi ses points communs avec les autres. Dire « les Phéniciens », ce n’est pas seulement considérer ce peuple dans la longue durée de son histoire, c’est aussi sacrifier à un mythe, celui de l’origine de la civilisation.
Josephine Crawley Quinn, À la recherche des Phéniciens. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Philippe Pignarre. Préface de Corinne Bonnet. La Découverte, 430 p., 25 €
On est là-bas dans une région qu’avant la Seconde Guerre mondiale on appelait « le Levant », proche de cette Anatolie dont le nom même signifie en grec « le Levant ». Ce que nous appelons aussi l’Orient, ce lieu originaire où le soleil se lève. Si nous sommes l’Occident, ils sont notre origine. Comment d’ailleurs faut-il comprendre le fait que ce soit dans le pays le plus proche des Phéniciens qu’eut lieu l’Incarnation du Fils ? Comme « à côté » au sens de « presque là » ou au sens de « justement pas là » ?
Les Phéniciens, ce sont aussi ceux qui ont fondé Carthage, en laquelle Rome vit son pire ennemi, qu’elle s’est acharnée à détruire dans une lutte à mort comme elle ne l’avait envisagé avec aucun autre de ses adversaires. Mais, bien avant la première guerre punique, et bien après dans la littérature, il y avait eu Didon, cette reine de Carthage qu’Énée abandonne pour aller fonder ce qui serait la Ville. Avant de fonder Carthage, elle était, raconte Virgile, princesse tyrienne et elle s’enfuit de Phénicie quand son époux, Sychée, fut assassiné par son frère Pygmalion, roi de Tyr. Même s’il arrive, à Tite-Live (24,48) par exemple, d’employer le mot « Carthaginiensis », l’habitude romaine est de désigner les Carthaginois sous le nom de « Phéniciens » : Poeni.
Pour les Grecs, l’affaire était un peu plus compliquée. Sans doute les marins phéniciens apparaissaient-ils comme des rivaux des marins grecs, mais on ne sache pas que des conflits majeurs aient opposé les deux peuples. Dans l’Odyssée, la Phénicie est un pays que l’on visite, réellement comme raconte Ménélas au chant IV, ou fictivement comme, au chant XIV, fait Ulysse inventant des voyages lorsqu’il veut se faire passer aux yeux d’Eumée pour un Crétois, vendu comme esclave par « un Phénicien expert en tromperies ».
Ce que l’on ne peut ignorer, en revanche, c’est l’importance du personnage de Cadmos, fils du roi de Tyr Agénor. Lorsque sa jeune sœur Europe fut enlevée par le divin taureau blanc, qui l’emporta vers l’ouest, il partit à sa recherche. Écoutant l’oracle, il s’arrêta en Béotie et fonda Thèbes – la seule ville importante pour laquelle nous soit parvenue une légende de fondation aussi complète. Les Thébains sont donc dits « phéniciens » et quand Euripide consacre une tragédie à la légende d’Œdipe, il confie le chœur à des Phéniciennes, qui donnent son titre à la pièce. Cadmos ne s’est pas contenté de fonder une cité exemplaire, il a apporté à toute la Grèce la métallurgie et l’écriture. C’est légende, sans doute, mais Hérodote n’a pas tort de dire que les Grecs ont reçu des Phéniciens les formes de leurs lettres, qu’ils ont certes quelque peu modifiées.
Une tout autre contribution au mythe phénicien est venue au début du XXe siècle, avec les travaux de Victor Bérard préludant à son édition de l’Odyssée. Dans une dizaine d’ouvrages qui eurent un grand retentissement, Bérard défend en effet l’idée que la partie de l’Odyssée qu’il juge la plus belle et (en déduit-il) la plus authentique, à savoir les quatre chants durant lesquels Ulysse raconte ses périples, serait directement inspirée de récits de voyages d’origine phénicienne.
Les homérisants du XXIe siècle voient les choses de façon un peu plus nuancée, mais reste la grande popularité que rencontrèrent les livres de Victor Bérard. Un de leurs lecteurs passionnés était un écrivain irlandais décidé à consacrer son grand œuvre à Ulysse. Ce n’est pas, à y regarder de près, de l’Odyssée que Joyce s’inspire, mais de la lecture qu’en faisait Bérard. Elle l’intéressait précisément parce qu’il souhaitait que son héros eût quelque chose de commun avec les Phéniciens. Son but aurait été de « créer un avatar sémitique consistant de son héros juif irlandais ». Peut-être, mais il y a une chose que la plupart des Français ignorent sans doute, c’est que les Britanniques se sont longtemps présentés comme eux-mêmes héritiers des Phéniciens, de la même manière que les Romains prétendaient avoir une origine troyenne. Et quand les Britanniques ont cessé de le faire, ce sont les poètes et dramaturges irlandais qui l’ont fait à leur tour, pour leur île.
Le paradoxe, si c’en est un, veut que cet usage mythique des Phéniciens soit fondé sur ce qui n’est peut-être qu’un autre mythe : l’existence même de quelque chose comme un peuple phénicien.
Vous voilà prévenus. Vous pouviez croire que le livre de Josephine Crawley Quinn serait un nouvel exemplaire de ces sommes « à l’américaine » qui étouffent le lecteur sous la masse d’une documentation aussi indigeste que gigantesque. Avec ses quatre cents pages, il ne remportera certes aucun concours de compendiosité, mais il est beaucoup plus original et stimulant qu’on ne l’aurait cru de prime abord.