Gazmend Kapllani, né en 1967, a fui l’Albanie en 1991 pour s’installer en Grèce. Il a dû quitter ce pays dans lequel il vivait depuis plus de vingt ans à cause des menaces et du harcèlement qu’il subissait de la part de militants d’extrême droite. Le pays des pas perdus est inspiré de sa propre situation d’éternel émigré en dépit du fait qu’il écrit en grec et connaît une notoriété certaine, tant par son activité de journaliste que par les quatre romans qu’il a écrits et qui touchent au problème des frontières et de l’immigration. Il est à présent enseignant invité aux États-Unis.
Gazmend Kapllani, Le pays des pas perdus. Trad. du grec par Françoise Bienfait. Intervalles, 140 p., 17 €
Le nouvel ouvrage de Kapllani pose sans afféterie la question qui assiège les ressortissants des Balkans : partir ou rester ? La mort du père – déjà thème central du roman La dernière page – est l’occasion pour deux frères, Karl et Frederik, de se retrouver. L’un a choisi l’exil depuis vingt-sept ans, l’autre est demeuré dans la ville imaginaire de Ters qui, à certains égards, ressemble à Korça, la ville jadis intellectuelle et francophile de l’Albanie. Karl ne connaît plus personne dans une ville qui a changé : « étranger dans sa ville ou natif d’une ville devenue étrangère ». Les funérailles sont religieuses, ce qui étonne Karl car son père était athée. Professeur réputé de marxisme-léninisme, il avait donné à ses fils les prénoms de Marx et d’Engels. « Karl » ne convient guère pourtant car, en albanais, « Kar » signifie « bite » ! Le jour anniversaire de Marx, le père faisait lire à ses fils des extraits du Manifeste du parti communiste jusqu’au moment où, à quatorze ans, Karl refuse ce rituel. Un gouffre s’ouvre alors entre eux qui ne se refermera jamais. D’autant qu’un jour, lorsque Karl raille son père qui feuillette un ouvrage idéologique tiré de sa bibliothèque en répétant le jeu de mots « Tiranovskaja biblioteka » (bibliothèque de Tirana/bibliothèque du tyran), il reçoit une gifle magistrale et entend, stupéfait, son père lui dire, avec le regard d’un fanatique : « Je vais te tuer ». Il réentendra beaucoup plus tard la même phrase, prononcée cette fois par les néo-nazis, place Omonia, à Athènes…
La relation fraternelle n’est pas intense. Frederik remarque que Karl ne parle jamais du passé alors que pour lui « c’est une vieille demeure où l’on vient chercher un peu de repos, où l’on retrouve la douce chaleur des souvenirs, et l’assurance de pouvoir repartir d’un bon pied ». Nous retrouvons là l’opposition que signalait André Malraux : entre les individus qui gardent en mémoire les bons souvenirs et ceux qui ne conservent que les mauvais, il y a plus de différences qu’entre un homme et une femme.
Frederik estime qu’il « n’est pas venu au monde pour le changer ». Il s’était accommodé de la dictature, en valorisant les bons moments dans la cellule familiale, tout en manifestant une grande indifférence à l’égard de ceux qui tombaient. C’est pourquoi il en veut à son frère d’avoir rompu l’harmonie en se préoccupant du sort des bannis. Frederik le considère comme un mégalomane, « se croyant investi d’une mission », point commun avec son père, communiste convaincu. Après la chute du régime, tout en ayant conscience de la médiocrité de sa ville, il s’adapte en s’accrochant aux joies simples de son existence. Les deux frères s’opposent donc diamétralement : Karl pense qu’il est impossible de rester dans une pareille bourgade terne, étouffante et brutale ; Frederik estime qu’il lui est impossible de vivre en terre étrangère ; il a fait sien l’adage paternel : « Mieux vaut vivre dans la pire des patries que sur une terre étrangère ».
Frederik tient à l’entre-soi par-dessus tout : « il faut d’abord aimer la partie de l’humanité à laquelle on appartient ». Il considère que l’humanité se divise entre « fidèles » et « fugitifs », entre « résistants » et « déserteurs ». Il évoque la critique traditionnelle faite aux Albanais de manquer de patriotisme : « L’Albanais oublie facilement sa patrie et met tout son zèle au service d’autres pays. Il a réalisé de belles choses en Turquie, en Grèce, en Italie, en Égypte mais il a rarement fait quelque chose de bon pour son propre pays… » Il va jusqu’à justifier la conception hyper-nationaliste et obsidionale d’Enver Hoxha qui cherchait ainsi « à construire une identité solide ». Il affirme n’être « ni émancipé, ni cosmopolite, ni d’avant-garde ».
Frederik sait que son frère le considère comme un provincial étriqué et conformiste, à l’écart des mouvements du monde. Pourtant, le personnage est plus profond qu’il ne semble. « Dans aucune partie du monde, la mort n’est aussi proche de la vie qu’en Albanie. » Cette phrase de Joseph Roth à laquelle pense Karl est une réalité profonde pour Frederik qui est… médecin légiste : « Et à chaque fois que je descends à la morgue […], je comprends pourquoi je n’ai jamais quitté Ters. Ma patrie est celle où sont enterrés mes morts. Chaque fois qu’on s’éloigne d’eux, on perd un peu plus de son énergie, de sa vie, de son identité ».
Le poids du passé communiste n’est pas pour rien dans le désir de partir. Il faudra du temps à Karl pour révéler à son frère la honte qu’il éprouva lorsque son père, devenu proviseur, organisa la chute d’un brave professeur de musique, « jovial et élégant », qui avait eu la malencontreuse idée de faire l’éloge du jazz. Cette musique était, en effet, considérée comme « bourgeoise » et « décadente ». L’enseignant fut frappé et chacun de ses élèves invité à lui cracher dessus. Le lendemain, les deux frères se retrouvèrent avec, collé au dos, un petit papier mentionnant : « fils de mouchard ». Karl se reproche de n’avoir pas osé faire d’excuses au professeur alors que son frère cherchait à découvrir l’identité des élèves qui n’approuvaient pas ce bannissement. Frederik, « livide », réplique à son frère que « les gens normaux oublient le mal » et que leur père n’a jamais cessé de l’aimer, même quand il l’a abandonné. Il explique aussi que « si le père allait à la mosquée, c’était pour se faire pardonner ses fautes ». Il ajoute : « Nous étions toujours là en 1996, quand tout s’est effondré à la chute du régime, quand les hommes se tiraient mutuellement dessus avant de tomber à leur tour, quand Ters s’est transformée en véritable jungle et que les bandes jouaient au ballon avec les têtes coupées, sur la Grande Place, quand on allait au bazar acheter des macaronis et qu’en guise de monnaie on nous donnait un pistolet. Karl, où étais-tu alors ? » Que répondre ? Kapllani a beaucoup de courage lorsqu’il forge ce personnage de Frederik, lui qui a opté d’emblée pour le départ, comme Karl. On sent bien que l’auteur n’a cessé de se questionner sur ce choix qui n’a pas dû manquer de provoquer chez lui une certaine culpabilité à l’égard de l’Albanie qui se désertifiait.
Karl soutient qu’il ne peut aimer une nation mais des êtres humains, quelle que soit leur origine. Il est encouragé par un ami philosophe qui lui dit tout le mal qu’il pense de l’État-nation en arguant du fait que Thessalonique, Alexandrie, Smyrne et Istanbul, ayant détruit leur « cosmopolitisme chaotique », sont devenues des « villes fantômes ». Il affirme : « Chercher des gens ethniquement purs dans les Balkans revient à chercher des vierges dans un bordel ». Pourtant, Karl sait parfaitement ce qu’est la situation de l’exilé. Muni d’un faux visa, il se retrouva seul à Athènes et se fit dérober par d’autres Albanais le peu qu’il possédait. Épuisé et hagard, alors qu’il songeait à se livrer à la police, une femme le prit sous son aile. Il devint alors un écrivain connu qui écrit en grec. Il surprit par son intégration parfaite, parlant mieux grec que les Grecs ! Les choses se gâtèrent pourtant lorsque, à la suite d’une rencontre avec une survivante des massacres de l’après-guerre perpétrés par le général grec Napoleon Zervas, il entreprit de raconter l’histoire de cette femme. Or, il ne fait pas bon évoquer la question « tabou » des Tchams, minorité albanaise du nord de la Grèce.
Rappelons que les Albanais de la Tchaméria furent souvent considérés, sous l’Empire ottoman, comme des Turcs. Le fait qu’ils furent nombreux à se convertir à l’islam explique en grande partie cette identification. La guerre de 14-18 fut déjà le théâtre de durs affrontements entre Tchams et Grecs. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Tchams penchèrent du côté de l’Axe ; aussi, à l’issue du conflit, plus de 2500 Tchams furent assassinés. De juin 1944 à mars 1945, un nettoyage ethnique fit fuir la plupart des membres de la communauté en Albanie où ils furent fraîchement accueillis par Enver Hoxha. L’Administration des Nations Unies pour le Secours et la Reconstruction (UNRRA) fut chargée d’apporter de l’aide humanitaire de 1945 à 1947 en Albanie. Les Tchams furent déchus de leur nationalité et privés de leurs biens. En 2012, ils étaient 250 000 à vivre en Albanie car, encore aujourd’hui, ils sont considérés comme personae non gratae en Grèce. La question Tcham est régulièrement évoquée par l’Union européenne mais ne progresse guère.
Karl ne tarde pas à se rendre compte du scandale qu’il provoque. Le mouvement d’extrême droite « Aube dorée » l’attaque violemment, et ce jusqu’au parlement où il est accusé d’être un agent de renseignement juif, promoteur islamique de « la Grande Albanie ». Il devient le « sale Albanais », une « carcasse ingrate » sur la toile. Ses amis grecs, « progressistes » en paroles, le lâchent. Il est grand temps de quitter la Grèce.
Kapllani ne juge pas mais expose les arguments qui séparent ceux qui tiennent par-dessus tout au sol natal et ceux qui migrent. Il le fait avec une telle force que le lecteur est bien en peine de se forger une opinion tranchée. Il est clair que le débat n’a cessé de tarauder l’écrivain car le désespoir de son personnage Frederik, qui craint de voir son pays disparaître, est sincère. Si, en France, les controverses portent sur la question « francocentrée » de l’accueil des migrants, on évoque rarement le sort des pays – tout particulièrement balkaniques et baltes – qui se vident depuis longtemps déjà de leur jeunesse et de leurs ressortissants formés. L’Albanie, dont la population, démographiquement, aurait dû avoisiner le chiffre de 5 millions, se retrouve avec moins de 2 millions d’habitants ! Des pays comme la Roumanie, la Bulgarie, le Kosovo ou la Serbie ne connaissent pas un sort beaucoup plus enviable, d’autant que, eu égard à l’âge moyen de la population, les taux de natalité chutent spectaculairement. Quel peut donc être l’avenir pour ces pays ? Seules la Lettonie et la Lituanie tentent une politique d’incitation au retour à travers les réseaux sociaux. Mais n’est-il pas trop tard ?
Le dernier mot revient peut-être alors à « Pandi le fou » qui mena une vie miséreuse pour avoir brocardé L’Internationale : « Debout les dupés de la terre ! » Il dit à Karl : « Mais moi, j’aime Ters, envers et contre tout. Tu sais pourquoi ? Parce que cette ville n’a jamais fait de mal à personne. Elle n’en a fait qu’à elle-même ». Mais cela peut-il suffire ?