L’Afrique du Sud des services secrets et des surfeurs

Suspense (27)

L’Afrique du Sud a d’excellents auteurs de romans policiers, d’abord ceux qui dans les années 1970 prirent pour toile de fond l’apartheid (comme James McClure, inventeur dans Le cochon qui fume d’un formidable duo d’enquêteurs afrikaner-bantou), puis ceux qui, ayant en général œuvré à l’effondrement du régime, virent s’évanouir le rêve d’une « nation arc-en-ciel ». Beaucoup des écrivains plus jeunes (Roger Smith, Margie Orford) se sont exilés pour, comme McClure en son temps, échapper à la violence de leur pays. D’autres sont restés ; c’est le cas du plus célèbre d’entre eux, Deon Meyer, ou de son contemporain, Mike Nicol, que les maux de l’Afrique du Sud n’ont pas fait fuir.


Mike Nicol, L’agence. Trad. de l’anglais (Afrique du Sud) par Jean Esch. Gallimard, 558 p., 22 €


Mike Nicol, comme Meyer, mais d’une manière plus politique et moins optimiste, organise d’étourdissantes aventures romanesques qui à la fois distraient et rendent compte des terribles problèmes du pays : la misère (42 % de la population est sans emploi selon des chiffres officieux), la corruption (pas de chiffres) et le crime (57 homicides par jour).

Pour L’agence, son onzième roman et septième polar, Mike Nicol prend pour thème, non la violence des rues et des gangs, mais celle des menées crapuleuses des hautes sphères de l’État, soutenues, couvertes ou parfois contrées par les services de renseignement. Au fil des pages, le lecteur se trouve ainsi plongé dans de sinistres mais réjouissants imbroglios, tout comme les deux aimables héros du livre, Vicki Khan, une jeune avocate qui fait ses premières armes d’espionne, et son ami, « Fish » Pescado, un beau surfeur, détective à ses heures perdues. Pas plus qu’eux le lecteur ne sait vraiment qui manipule qui, commandite quoi et dans quel but.

Mike Nicol, L’agence

Mike Nicol © Francesca Mantovani

Deux affaires occupent ces jeunes gens : dans le cas de Fish, c’est l’assassinat au Cap d’un colonel de Centrafrique, sur lequel il doit enquêter à la demande de sa veuve alors que l’exécution semble avoir été organisée à l’initiative du président ; dans le cas de Vicki, c’est la mission que lui a confiée une branche de l’agence : convaincre un témoin récalcitrant parti à l’étranger de dénoncer les trafics du fils du président. Le suspense est assuré par les rapides changements de lieux et de scènes, le mystère qui entoure les protagonistes, les poursuites des uns par les autres, les menaces, les attaques… L’atmosphère sud-africaine est, elle, établie par un décor convaincant et des personnages de toutes couleurs, appartenances ethniques, sociales et culturelles aux particularités affirmées.

Quant à la charge politique faite par l’auteur, elle est terrible et drolatique. Les personnages du chef de l’État et de son fils sont d’assez limpides images des gouvernants dévoyés d’Afrique du Sud. On reconnaît en effet, derrière le président romanesque de Nicol, Jacob Zuma, jugé pour viol mais acquitté, pilleur de la nation, démissionnaire de sa fonction en 2018. Autour de lui évoluent les prévisibles cohortes d’argousins, de sycophantes, de parasites sortis des bas-fonds ou de la jet set. Les autres services de l’État, ici essentiellement d’espionnage, ne sont pas mieux dirigés, squattés qu’ils sont par d’anciens militants de l’ANC (African National Congress) ayant mis leurs talents pour la lutte secrète au service des potentats actuels, ou par des hommes nouveaux aux profils de gangsters plus que d’agents du renseignement. Bien sûr, comme il est habituel dans les romans « avec » espions et, semble-t-il, dans la réalité, chaque branche de l’agence est en conflit avec toutes les autres.

Mais, grâce à ces réalités monstrueuses et absurdes de l’actuelle Afrique du Sud, Mike Nicol livre un roman vif, prenant, mené sur un excellent rythme jusqu’à une scène finale où l’ensemble des protagonistes se trouvent réunis au milieu de centaines d’autres invités pour une formidable fiesta (avec assassinats) dans les jardins du fastueux palais de la présidence.

« Nkosi sikelel’ iAfrika », dit l’hymne sud-africain dans sa version xhosa, une des onze langues officielles du pays. En attendant, Mike Nicol, de passage à Paris, n’y croit guère et a confié qu’il n’espérait plus rien de sa patrie : « En ce qui me concerne, je ne bougerai pas de là-bas mais quand ma petite-fille, qui a 10 ans, aura terminé ses études, je lui dirai de partir. J’ai cinq neveux et deux nièces, ils ont tous quitté le pays. Mes ancêtres ont immigré du Royaume-Uni en 1820 mais d’ici à 2050, une fois que ma sœur, mon frère et moi nous ne serons plus là, il n’y aura plus trace de notre famille en Afrique du Sud. »

Alors, « Nkosi sikelel’ iAfrika » : « Que Dieu bénisse l’Afrique ! » En tout cas, sans bénédiction divine, enfin on le suppose, Mike Nicol fait, quant à lui, un excellent travail de romancier de polars.


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